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INGRES, Jean Auguste Dominique

Lettre autographe signée à Charles Marcotte d’Argenteuil

Paris, le 10 décembre [1826 ou 1827]

AVEU AMOUREUX D’INGRES POUR SON ODALISQUE :

“JE LUI AI FAIT QUATRE CARESSES”.

REMARQUABLE LETTRE D’INGRES À MARCOTTE, À PROPOS DE LA GRAVURE, PAR INGRES LUI-MÊME, DE SA FAMEUSE GRANDE ODALISQUE (MUSÉE DU LOUVRE).

UNE DES TRÈS RARES LETTRES D’INGRES À MARCOTTE ENCORE EN MAINS PRIVÉES : LA QUASI-TOTALITÉ DE LA CORRESPONDANCE EST CONSERVÉE À LA FONDATION CUSTODIA.

MARCOTTE FUT LE GRAND AMI ET MÉCÈNE D’INGRES PENDANT PLUS DE CINQUANTE ANS

Une page in-8 (193 x 120mm)

“excellent ami,
aussitôt que j’ai eu une épreuve de L’Odalisque, je lui ai fait quatre caresses et je vous l’envoie. J’ai reçu hier des portraits de votre bonne mère, soyez tranquille, un peu de patience surtout et vous serez content. J’ai terminé ma composition et j’espère vous la montrer dimanche prochain. C’est avec un indicible plaisir que je me trouve demain chez vous, y verrai-je votre excellente soeur et le digne préfet [Walckenaer]
En attendant, je me dis de tout cœur votre bien attaché, Ingres.
Ma femme vous fait toutes ses amitiés
Paris, ce 19 déc.
Vous me pardonnerez mon papier taché”

PROVENANCE : Paris, 7-13 décembre 1854, n° 433 (expert A. Leverdet). Deux portraits lithographiés étaient joints à la lettre, selon la notice du catalogue

Charles Marcotte d’Argenteuil appartient à une famille remarquable pour son goût des arts et des choses de l’esprit. Son oncle maternel, le financier Charles-Nicolas Duclos-Dufresnoy, fut le grand mécène de Jean-Baptiste Greuze. Son hôtel était orné d’une galerie de tableaux flamands et de toiles françaises modernes parmi lesquelles se trouvaient quatre Fragonard, des Chardin, des Hubert Robert, des Vernet et vingt-deux Greuze. Duclos-Dufresnoy fut guillotiné en 1794, et ses biens confisqués. Son fils naturel, Charles Athanase Walckenaer, dit le baron Walckenaer, dont il est question dans cette lettre, devint un naturaliste éminent, membre de l’Institut. Après la Révolution, les sœurs de Duclos-Dufresnoy (dont la mère de Marcotte) et Walckenaer habitèrent ensemble dans la grande maison de Duclos-Dufresnoy, rue du Faubourg Poissonnière (actuel lycée Lamartine).

Charles Marcotte d’Argenteuil hérita de son oncle un goût certain pour la collection et le mécénat d’art bien que la nécessité de gagner sa vie l’obligeât à intégrer l’Administration générale des Forêts (corps créé en 1801). Marcotte et Ingres se rencontrèrent tôt dans leur carrière respective, à Rome, en 1810. Le premier se trouvait en poste en Italie pour administrer les forêts des régions italiennes nouvellement attachées à la France par Napoléon. Ingres était pensionnaire de la Villa Médicis. Marcotte, peu argenté et à la recherche d’un peintre pour exécuter son portrait, s’adressa à lui. Ce tableau est aujourd’hui conservé à la National Gallery of Art de Washington (ancienne collection Samuel Kress). Leur amitié dura plus cinquante ans, interrompue par la mort de Marcotte en 1864. Marcotte fut le principal soutien et confident d’Ingres, lui passant des commandes, lui ouvrant son cercle d’amis, l’attachant même à sa famille en l’amenant à épouser sa nièce, Delphine Ramel.

Les cent vingt-sept lettres d’Ingres à Marcotte recensées jalonnent chacune des œuvres du peintre. Une telle correspondance offre un accès privilégié à l’atelier d’Ingres, un regard sur son œuvre en pleine élaboration. Les considérations d’ordre purement créatif côtoient celles de la réception des toiles et d’autres d’ordre plus privé. La correspondance Ingres-Marcotte constitue donc un discours placé en regard de l’œuvre du peintre : c’est la pensée face à l’art.

Parmi les œuvres importantes d’Ingres que Marcotte posséda se trouvaient Le Pape Pie VII tenant chapelle, La Chapelle Sixtine, La Vierge à l'hostie, et surtout L'Odalisque à l'esclave qui occupa le peintre pendant près de vingt ans (aujourd’hui conservée au Fogg Art Museum, à Cambridge, Massachusetts). La collection de Marcotte était aussi composée de nombreux dessins de son ami (autoportraits, portraits familiaux, paysages et sujets mythologiques). Quatre de ces dessins sont passés en vente il y a quelques années à Drouot (24 mars 2010).

Les archives de Marcotte d’Argenteuil furent cédées, en bloc, en 1984, à la Collection Frits Lugt, hébergée par la Fondation Custodia. Elles comprennent, à quelques exceptions près, toutes les pièces connues ayant trait aux relations du peintre et de son ami. Le coeur de ce fonds est formé de cent quinze lettres d’Ingres à Marcotte (plus deux, acquises ultérieurement par la Collection Frits Lugt), soit la quasi-totalité des lettres connues du peintre adressées à son ami. Seules dix lettres ont échappé à cet ensemble, dont deux sont conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal et au Musée Ingres de Montauban. Les huit autres sont dans des collections privées ou restent non localisées, comme celle-ci, jusqu’à aujourd’hui. La dernière apparition de notre lettre remonte à une vente aux enchères de 1854, soit dix ans avant la mort de Charles Marcotte. Quand il classa sa correspondance avec Ingres, Marcotte marqua chacune de ses lettres d’un numéro à l’encre dans l’angle supérieur gauche. Or, cette lettre-ci ne porte pas un tel signe de recension. Elle fut séparée de l’ensemble avant ce travail de classement.

Un seul libraire au XXe siècle, Pierre Berès, a présenté une lettre d’Ingres à Marcotte dans un catalogue de vente (Paris, 1943, catalogue 32, n° 163), confirmant la rareté et l’importance d’une telle lettre.

Cette lettre-ci mentionne “une épreuve de L’Odalisque”. La lettre n’est pas datée. La Grande Odalisque, peinte en 1814, a bien été lithographiée entre 1826 et 1827 : une première fois par Ingres en 1826, puis deux fois par Jean-Pierre Sudre (en entier en 1826, la tête seule en 1827). La lithographie de La Grande Odalisque réalisée par Ingres en 1826 est la seule lithographie originale connue d’Ingres, c’est à dire, la seule qu’il ait dessinée et gravée lui-même. Plusieurs tableaux d’Ingres ont été reproduits en gravure de son vivant mais jamais par lui-même. Les lettres de la correspondance Ingres-Marcotte confirment ces dates de 1826-1827. Il s’agit bien de La Grande Odalisque, et non pas de L’Odalisque à l’esclave : “M. Ingres se charge de vous faire parvenir L’Odalisque sur chine avant toute lettre. Si vous la trouvez à votre goût, je m’estimerai heureux de vous l’avoir offerte” (lettre 138S, de Jean-Pierre Sudre à Charles Marcotte, 25 août 1827). Cette fin des années 1820 est justement la moins couverte par la correspondance. Seulement dix lettres entre les deux hommes sont connues pour la période 1824-1834, toutes conservées dans le Fonds Marcote.

Ingres évoque en outre “des portraits” de la mère de Marcotte, Louise Antoinette Duclos du Fresnoy (morte en 1830). On ne connaît pas de portrait de Madame Marcotte mère, ni peint, ni gravé. En revanche, Ingres dessina deux fois son portrait en 1825. Chacun de ces dessins porte un envoi autographe signé d’Ingres à son “ami Marcotte”. L’un de ces deux dessins fut présenté en vente le 24 mars 2010. La “composition” qu’évoque Ingres dans cette lettre à Marcotte serait encore autre chose, certainement un tableau en cours de réalisation. En trois phrases, Ingres aborde donc trois travaux en cours : L’Odalisque gravée, des portraits de la mère de Marcotte et une composition presque “terminée”.

BIBLIOGRAPHIE : 

Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil. Présentées et annotées par Daniel Ternois, Nogent-le-Roi, 1999, lettre n° 125 -- Éric Bertin, “Les Peintures d’Ingres. III. Estampes et photographies de reproduction parues du vivant de l’artiste”, in Bulletin du Musée Ingres, nos 69-70, 1996, pp. 39-62 -- Hans Naef, Die Bildniszeichnungen von J.-A.-D. Ingres, Bern, 1980, volume V, nos 295 et 296 (pour les deux portraits de Madame Marcotte mère, alors conservés par les descendants de Marcotte)