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SCHUMANN, Robert

[Allegro. Opus 8]. Allegro pour le Pianoforte composé et dédié à Mademoiselle la Baronne Ernestine de Fricken

Leipzig, R. Friese, 1834

REMARQUABLE EXEMPLAIRE DE DÉDICACE ET DE PRÉSENT DE L'UNE DES PREMIÈRES ŒUVRES DE ROBERT SCHUMANN.

ENVOI AUTOGRAPHE À SON AMOUR DE JEUNESSE : ERNESTINE VON FRICKEN, DÉDICATAIRE DE L'ŒUVRE.

L'EXEMPLAIRE A ÉTÉ RELIÉ À L'INSTIGATION DE ROBERT SCHUMANN ET OFFERT TEL QUEL : L'ENVOI FIGURE SUR LA GARDE DE LA RELIURE

ÉDITION ORIGINALE, PREMIER ÉTAT
In-4 (318 x 248mm)
Titre imprimé sur un papier ciré blanc, marque des exemplaires de présent à cette époque
ENVOI (sur le feuillet de garde de la reliure, avec une légère décharge de l'encre au verso de la garde précédente) :
Erinnerung an den Febr 1834, für Frh. Ernestine v. Fricken von Robert Schumann"

RELIURE DE L'ÉPOQUE. Bradel de papier maroquiné aubergine, décor doré, roulette et filet doré avec petit fers aux angles, dos long, gardes de soie beige, tranches dorées
PROVENANCE : baronne Ernestine von Fricken -- Max Fiedler (1859-1939), chef d'orchestre allemand et compositeur, l'un des grands interprètes de Brahms, dont il était ami

Quelques très pâles rousseurs

Au début de 1834, Robert Schumann (1810-1856) éprouva une admiration amoureuse et platonique pour Henriette Voigt, jeune femme de la bonne société de Leipzig, très douée pour le piano, mais plus âgée que lui et mariée. Cette admiration se mua rapidement en une longue amitié. Il fréquentait sa maison, jouait et composait avec elle, l'appelait joliment "mon âme en la mineur". Cette tonalité, essentielle pour Schumann, correspond d'ailleurs à la couleur de son univers expressif. En août 1835, les Voigt présentèrent Schumann à celui qui devint l'un de ses meilleurs amis : Félix Mendelssohn. Il venait à peine de s'installer à la tête du Gewandhaus Orchestra de Leipzig, qu'il rendit célèbre. En septembre 1835, Schumann rencontre Chopin de passage à Leipzig. Ces deux années 1834-1835 sont essentielles dans sa vie. Elles annoncent et préparent par leurs différents événements, tant musicaux qu'amoureux, le prochain passage, progressif et maîtrisé, des compositions pour piano et chant (jouées dans le cadre romantique de la Hausmusik allemande), à ce qui deviendra la grande musique concertante des années 1840.

Lors de l'année 1834, lorsque Schumann travaille pour le compte de sa revue, la Neue Zeitschrift für Musik, d'importants événements sentimentaux se produisent. La fondation de cette revue, le 3 avril 1834, coïncide peu ou prou aux instants de sa première véritable rencontre amoureuse avec la jeune Ernestine von Fricken (1816-1844). Elle était originaire d'Asch (aujourd'hui en République Tchèque), une petite ville à la frontière de la Bavière et de la Bohème. Ernestine habitait chez un "oncle", le capitaine Ignaz Ferdinand von Fricken, flûtiste amateur. Il vivait maritalement avec l'une des filles du comte de Zeidlitz dont la famille régnait sur Asch depuis plusieurs siècles. En réalité, la soeur de cette "demoiselle" de Zeidlitz avait eu une fille - notre Ernestine - d'un père présumé "disparu", qui n'était autre que le fringant capitaine…

Ernestine découvrit les talents de Friedrich Wieck lors d'un concert à Plauen. Elle souhaita aussitôt devenir son élève. Le célèbre professeur de piano instruisait alors différents élèves : sa fille Clara, jeune prodige et future Clara Schumann (1819-1896), Hans von Bülow et Robert Schumann lui-même. Friedrick Wieck enseignait à Leipzig, si proche. Un arrangement fut trouvé. Ernestine von Fricken arriva le 21 avril 1834. Elle logeait chez Wieck et suivait ses cours, en même temps que Schumann. De nombreux biographes datent leur rencontre de cette date. Cela semble téméraire puisque l'envoi figurant sur cet exemplaire fixe leur première rencontre à février 1834 (Erinnerung an den Feb. 1834). Dans une lettre à sa mère du 2 juillet 1834, Schumann décrit Ernestine comme "si pure, à l'esprit si enfant, tendre et intelligente, si amoureuse de moi et de l'art - en bref, tout ce que je pourrais imaginer de meilleur comme épouse". Ironie du sort, dans cette même lettre d'ailleurs, Schumann parle de la jeune Clara Wieck, alors âgée de quinze ans. Pour l'instant, la jeune baronne von Fricken (quel nom !) représente pour le talentueux compositeur un "merkwürdigen Sommerromans". Elle est pour lui "la meilleure fille que la terre ait portée". Schumann et la jeune Ernestine vivent une idylle romantique intense durant l'été de l'année 1834. Henriette Voigt les protège et joue le rôle de confidente. A la fin du mois d'août, Wieck adresse au baron von Fricken une longue lettre bienveillante sur Schumann. Le baron se rend aussitôt à Leipzig et parle au jeune homme, qu'il apprécie. Au mois de septembre, ils sont fiancés. Les amants s'écrivent régulièrement. Schumann rend visite à Ernestine, à Asch, en octobre et en décembre 1834. Leur mariage ne fait plus de doute. Il offre à Ernestine une bague et son portrait. Le baron était très musicien. Son séjour à Naples dans le régiment Liechtenstein l'avait formé aux tendances les plus modernes de l'opéra. Il avait d'ailleurs composé quelques thèmes dont Schumann s'inspire pour ses futures Etudes symphoniques en forme de variation, son opus 13, auquel il s'attaque en octobre 1834.

Toujours à la recherche de cryptogrammes musicaux, Schumann s'étonne que les quatre lettres A-S-C-H se retrouvent dans son nom. Il combine les quatres notes (A, la ; S, mi bémol ; C, do ; H, si) pour en former les thèmes principaux des métamorphoses imprévues de son futur Carnaval op. 9. L'un des célèbres petits morceaux s'appelle ASCH. Un autre encore sous le nom d'Estrella masque mal Ernestine elle-même, tandis que Chiarina laisse deviner Clara. En novembre, il informe Henriette Voigt que le père d'Ernestine a donné son consentement. En février 1835, l'Allegro pour le Pianoforte composé et dédié à Mademoiselle la Baronne Ernestine de Fricken est publié sans date d'édition. Mais on sait que Schumann écrit le 6 février de ce mois à son ami Anton Theodor Töpken : "Avez-vous l' Allegro ?" (cf. M. McCorkle, op. cit., p. 31). A ce moment, Schumann dût offrir à Ernestine cet exemplaire de présent et de dédicace, comme un témoignage d'amour.

L'Allegro op. 8 est un morceau relativement peu connu de Schumann. Il y travaille depuis 1831. Si la maîtrise du piano par le jeune compositeur se révèle certaine, il ne développe pas encore la force et la variété de son successeur immédiat dans l'ordre des opus. Le splendide Carnaval op. 9, fut joué pour la première fois en mars 1835, le jour du Mardi gras. Pour le première fois, Schumann exprime par une oeuvre la dualité de sa personnalité : Eusebius et Florestan se font face. "Désormais le mélancolique adagio de l'un, le passionato de l'autre seront la marque infaillible des oeuvres schumanniennes" (A. Boucourechliev, op. cit., p. 60). A partir de mars, les détails de la relation entre Schumann et Ernestine von Fricken deviennent vagues. En juin, une lettre de Robert à sa mère donne l'impression que le lien n'est plus aussi fort. En juillet, Schumann dût découvrir les circonstances troublantes de la naissance d'Ernestine. En août 1835, le couple se sépare. Aussi complexe que cela puisse être, le 12 décembre 1834, le baron von Fricken avait reconnu et adopté la fille qu'il avait eu avec la soeur de sa femme. Cette reconnaissance d'une batardise maintenant officialisée ôtait à Ernestine, dans les strictes lois de la noblesse allemande, tout droit à héritage. Certains ont pensé que Schumann avait rompu, refusant l'idée d'être asservi à autre chose que son art par un mariage sans argent.

Surtout, Robert Schumann s'était épris de Clara Wieck maintenant âgée de seize ans. Il la revit en avril 1835. Le 25 novembre 1835, ils échangent leur premier baiser. Quelques neuf années plus tard, Schumann vainquit la longue opposition de Friedrick Wieck et épousa son soleil noir, la géniale et si jeune Clara. Schumann lui écrivit un jour : "il fallait qu'Ernestine vint pour que nous soyons unis." De son côté, Ernestine épousa le comte de Zedwitz son parent et régna sur ce petit comté de Bohème. Schumann lui dédia encore en 1840 son opus 31, les Trois chants sur des textes de Chamisso. Elle avait refusé de témoigner contre Schumann dans le sombre procès intenté par Wieck pour que le musicien n'épousât pas sa fille. Ernestine avait été un amour de transition. Le musicien l'écrit à Clara : "Ernestine n'ignore pas qu'elle a usurpé ta place dans mon coeur qui t'aimait avant de l'avoir connue". Et sans Clara, Robert Schumann ne serait pas devenu Schumann.

BIBLIOGRAPHIE : 

Margit McCorkle, Robert Schumann. Thematisch-Bibliographisches Werkzeichnis, Munich, Henle, 2003, p. 31 -- Erik Frederick Jensen, Schumann, New York, Oxford University Press, 2012, pp. 113-117 -- A. Boutarel, "La première fiancée de Schumann", Le Ménestrel, vol. 76, 1910 -- André Boucourechliev, Schumann, coll. Solfèges, Paris, Le Seuil, 1956 et 1995 -- Michel Schneider, Schumann. Les voix intérieures, Paris, Gallimard, 2005 -- Alain Duault, Robert Schumann, Paris, Actes Sud, 2010 -- le portrait d'Ernestine est conservé au musée Schumann de Zwickau