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Beatrice di Tenda, Musique de Bellini. Opéra complet.
LE BELLINI DE CHOPIN.
EXEMPLAIRE PERSONNEL DE FRÉDÉRIC CHOPIN PORTANT SON CHIFFRE DORÉ EN QUEUE DU DOS.
BEATRICE DI TENDA, L'UN DES GRANDS OPÉRAS DE VINCENZO BELLINI QUI EXERÇA UNE INFLUENCE SI FÉCONDE SUR LA MUSIQUE DE CHOPIN.
LA COMTESSE DELPHINE POTOCKA JOUA UN MORCEAU DE BELLINI POUR CHOPIN QUAND IL ENTRA EN AGONIE, PEUT-ÊTRE UN AIR DE CET OPÉRA
In-4 (272 x 180mm)
Titre imprimé dans un encadrement gravé sur acier et portant des noms de grands musiciens. N° de quotage 3374 dans l'une des plaques lithographiques
RELIURE PARISIENNE STRICTEMENT DE L'ÉPOQUE. Dos long de basane bleue, plats de papier marbré vert, coins de vélin blanc, dos doré avec chiffre "F. C." en queue
PIÈCE JOINTE : note manuscrite au crayon bleu rédigée sur papier calque par un libraire anglais dans les années 1950
PROVENANCE : Frédéric Chopin -- Bernard Herrmann, célèbre compositeur de musiques de film, entre autres pour Orson Welles et Alfred Hitchcock (Londres, 24 mars 2009, lor 224, £10.100) -- Pierre Bergé (III, 28 juin 2018, n° 588)
Cette partition de Bellini présente une reliure de même facture que les exemplaires de la bibliothèque de Chopin conservés à l’Institut Chopin de Varsovie. Elles sortent toutes à l'évidence du même atelier. Elles partagent un papier marbré au décor et à la couleur très similaire et leur structure est identique. Elles sont sobres, sans grand luxe, possèdent chacune des petits coins de peau de vélin. Le "F. C" figurant en queue du dos de Beatrice di Tenda désigne Frédéric Chopin lui-même.
Comme pour certains de nos plus grands écrivains et artistes, il ne reste pas grand chose de Chopin. Lui-même semblait détaché du réel, écrivait peu et, tout entier tourné vers le piano et vers son art, n'appartenait pas au monde des gens qui conservent leur souvenir d'enfance ou le moindre grigri. On connaît les propos de Franz Liszt, se plaignant déjà de son manque d'intimité avec l'artiste : "Une de ses singularités consistait à ne point écrire de lettres à d'autres… Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis" (Chopin, Paris, 1997, p. 196).
A sa mort, le 17 octobre 1849, dans son appartement de l'entresol du 12 place Vendôme, ses amis se partagent ses objets. Le 30 novembre 1849 eut lieu à Paris une vente aux enchères des effets et du mobilier de Frédéric Chopin. Une liste avait été imprimée par le commissaire-priseur sur laquelle ne figure aucun livre ni manuscrit (un facsimile en est publié dans Chopin à Paris, Paris, 2004, pp. 133-141). Sa soeur emporte avec elle une grande partie des biens en Pologne, dont quelques livres, qu'elle place dans une caisse au milieu d'autres objets d'usage. Lorsqu'elle l'ouvre à son arrivée en Pologne, elle en dresse une liste manuscrite toujours conservée au Musée Chopin. Parmi eux, figurent quelques livres portant un chiffre C, très certainement apposé sur les plats (cf. Buch muzyczny. Dwutygodnik rok XXII, n° 25, 3 décembre 1978). Ce sont là les très rares livres de Frédéric Chopin que l'on connaisse. Cette liste prouve surtout qu'il utilisait pour eux des marques de possession.
Mais ce Bellini de Frédéric Chopin, au-delà de l'influence du bel canto sur l'écriture pianistique du génie polonais, nous renvoie aux circonstances confuses de sa mort. Les faits avérés sont peu nombreux ; les récits sont variables. Ils appartiennent souvent davantage au monde du fantasme et de la légende qu'à celui de l'histoire. La petite note du libraire anglais figurant dans le présent volume fut sans doute rédigée dans les années 1950. Elle est précise :
"Chopin died on October 17, 1849, Paris. A few minutes before entering agony, he asked his pupil countess Delfina Potocka, to sing Bellini's aria from Beatrice di Tenda ["Ah non pensar che pieno", p. 14]. To perform that aria she most probably used the book I sent you yesterday by separate cover."
Reste à départager ce qui appartient à la légende de ce qui appartient à l'histoire. Chopin mourut d'épuisement dans son nouveau domicile du 12 place Vendôme (aujourd'hui la maison Chaumet), un appartement trouvé par Albrecht et le Dr O’Meara. "Sa faiblesse et des douleurs étaient devenues telles" dit Berlioz, "qu’il ne pouvait plus ni se faire entendre sur le piano, ni composer ; la moindre conversation même le fatiguait d’une manière alarmante. Il cherchait en général à se faire comprendre, autant que possible, par signes". Il est entouré des soins de sa sœur, présente avec son mari et sa fille.
Le 15 octobre, la comtesse Delphina Potocka arrive de Nice pour voir une dernière fois Chopin. Cette splendide muse de la Pologne en exil est l'une des plus célèbres femmes de Paris. Elle est fille du comte de Komar ; sa sœur est Princesse de Beauvau. Ary Schefer et Paul Delaroche firent son portrait. Eugène Delacroix dit son admiration pour elle dans son Journal (30 mars 1849). C’est une cantatrice et une pianiste hors pair, d'une singulière beauté, l'une des meilleures élèves de Chopin à laquelle il dédia plusieurs œuvres importantes comme la Valse minute. Cette comtesse polonaise, que l'on surnommait "la grande pécheresse", était l'une des égéries du Faubourg Saint Germain. Elle eut des amants aussi célèbres que le duc d'Orléans. On lui a longtemps attribué, sans preuve, la conquête improbable de Chopin.
Pour leur récit de la mort de l'artiste, les deux grands biographes de Chopin de la première moitié du XXe siècle (Frederick Niecks en 1902 et Edouard Ganche en 1923) s'appuient l'un et l'autre sur le témoignage de Charles Gavard qu'ils citent tous les deux :
"Quand la présence de cette chère amie fut annoncée à Chopin, il s’exclama : « Je comprends pourquoi Dieu a tant tardé à me rappeler à lui ; il voulait m’accorder encore la joie de vous voir ». A peine eût-elle fait un pas vers lui qu’il exprima le désir d’entendre une fois encore sa voix tant aimée. Quand le prêtre qui priait à côté du lit eût admis cette requête au mourant, le piano fut roulé de la pièce contigüe, et la merveilleuse comtesse maîtrisant son chagrin et réprimant ses sanglots eut la force de chanter à côté du lit où son ami exhalait sa vie. Moi, je n’ai rien entendu. Je ne sais pas ce qu’elle chanta. Cette scène, ce contraste, cet excès d’affliction m’avaient troublé l’esprit. Je me rappelle seulement qu’à un moment où le malade râlait, on interrompit la comtesse au milieu du second morceau. L’instrument fut rapidement écarté et à côté du lit restèrent seuls le prêtre qui disait les prières des agonisants et les amis agenouillés autour de lui. Chopin vécut encore deux jours. Le 16 octobre, il appela ses amis réunis dans une pièce voisine de sa chambre Pour chacun il eut un mot touchant… Chopin pensa-t-il à George Sand ? Seul Franchomme prétendit l’avoir entendu balbutier : « elle m’avait dit que je ne mourrais que dans ses bras »". Edouard Ganche. Frédéric Chopin, sa vie et ses œuvres 1810-1849. Paris, 1923, pp. 414-417
La plupart des récits de la mort de Chopin - ceux de Liszt, de Gutmann, de l'abbé Alexandre Jelowicki présent au lit de mort, ou encore de Grzymala - ont été écrits par des témoins qui n'y avaient pas assisté ou dont la mémoire manquait de précision. Sur un point aussi important que celui de l'identification de la musique qui fut chantée devant le lit de Chopin, peu de récits s'accordent. Une chose est certaine : la comtesse Potocka chanta. Que chanta-t-elle ? Pour certains ce fut du Rossini, pour d'autres un psaume de Marcello, un air de Stradella, ou du Pergolèse, voire un fragment du Te Deum de Haendel. Certains ont même prétendu qu'il y avait eu concert.
Pour avoir une idée claire, seuls les témoins à la fiabilité la plus réputée comptent. A savoir la soeur de Chopin, Louise, qui le veilla jusqu'au bout et dont la fille écrivit en 1892 : "Personne n'a non plus chanté auprès du lit de Chopin. Il est vrai seulement, que quelque temps avant la mort de mon oncle, Madame D. Potocka étant venue le voir lui a chanté un air de Bellini. C'est ce qui a pu donner lieu à cette légende." (Cité par Ganche, p. 417).
Et puis, il y a ce témoignage sûr d'Auguste-Joseph Franchomme que l'on prend rarement en défaut. Chopin dédia à son ami, violoncelliste remarquable et célèbre, sa Sonate pour piano et violoncelle, opus 65. Le témoignage de Franchomme rend plus probable encore le fait que l'on joua Beatrice di Tenda ; F. Niecks rapporte l'un de ses propos :
"Liszt and Karazowski… say that the Countess sang the Hymn to the Virgin by Stradella, and a psalm by Marcello ; on the other hand, Gutmann most positively asserted that she sang a Psalm by Marcello and an air by Pergolesi : whereas Franchomme insisted on her having sung an air from Bellini's Beatrice di Tenda, and that only once, and nothing else." (F. Niecks, op. cit., p. 317, nous soulignons).
Il faut donc croire ces deux témoins : il y a une forte probabilité pour que la splendide élève chérie de Chopin ait chanté un air de Beatrice di Tenda. Mais nul ne peut prouver qu'il s'agisse du poignant air de la page 14 de notre exemplaire "Ah non pensar che pieno". Nul ne sait non plus si la comtesse Potocka se servit de ce livre pour jouer au piano.
En revanche, il est certain que cet exemplaire précieux de Bellini a appartenu à Chopin et fut relié pour lui. Il avait eut dans sa jeunesse la révélation de Bellini à Paris et que son bel canto exerça une influence déterminante sur son œuvre. Au point que, chanté par sa meilleure élève la comtesse Potocka, un air de Bellini l'accompagna sans doute dans la mort.
Edouard Ganche, Frédéric Chopin, sa vie et ses œuvres 1810-1849. Paris, 1923 -- Frederick Niecks, Frederick Chopin as a man and musician. Londres, 1902 -- Alain Duaul,. Frédéric Chopin, Paris, 2004 -- Tadeusz A. Zielinsky, Frédéric Chopin, Paris, 1995