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MITTERRAND, François

Lettre autographe deux fois signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais

20 June 2025

“JE SAIS QU’IL EST PEUT-ÊTRE FOU DE CHERCHER LE RÊVE DANS LA RÉALITÉ, MAIS PARCE QU’IL M’A SEMBLÉ QUE VOUS ÉTIEZ CELLE QUE JE CHERCHAIS, JE VOUS AI AIMÉE, ET JE VOUS AIME.”

BELLE LETTRE AU RYTHME APPUYÉ ; FRANÇOIS MITTERRAND LIT DOSTOÏEVSKI ET STENDHAL.

“VOUS AVEZ AUSSI LE DROIT DE NE PAS M’OUBLIER”

LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE

6 pp. in-8 ( 269 x 210 mm), encre bleue

CONTENU : 

Dimanche

Marie-Louise chérie,

Hier je vous avais écrit une longue lettre : mais votre invitation à ne vous écrire que mardi ou mercredi m’a fait retarder son envoi. Croyez autrement que j’ai grande hâte de vous entretenir, de vous parler, de vivre un peu plus réellement avec vous. Vous tracer ces lignes est pour moi le plus grand plaisir qui me soit permis actuellement : je ne le négligerai pas. Je vous remercie de m’avoir si rapidement prouvé que vous pensiez à moi : cela m’a touché profondément. Je ne pourrai désormais plus vous dire que vous ne me réservez que des mauvaises surprises !

Nous voici donc projetés d’un monde à l’autre : de la présence à l’absence. Nous connaissions les richesses du premier, utilisons les ressources du second dont la principale est d’apprendre à vaincre les difficultés. Quand je pense au passé et lorsque j’envisage l’avenir, il me semble que rien ne nous permet de perdre courage. Rien ne prévaudra contre mon amour, et je crois en votre amour. Qui pourrait briser cette entente ? Elle est trop essentielle pour plier, même devant le temps. Il est évidemment difficile d’être philosophe quand il s’agit de ses propres peines. Mais nous devons savoir qu’il est nécessaire à l’amour d’être fondé sur un peu de souffrance, pour vivre. Cette souffrance, née de notre séparation, est maintenant devant nous : retirons-en les avantages, l’enseignement.

Ma chérie, les mois à venir me paraîtront interminables mais pas un instant ma pensée ne vous quittera : vous demeurerez ce “bien le plus précieux”, ce seul bien véritable, que j’aime. Même loin de moi, vous serez cette petite fille que je préfère à tout ; je n’éprouverai pas une joie, pas une tristesse à laquelle vous ne soyez mêlée ; à personne je n’accorderai une parcelle de moi-même, car je vous ai tout donné. À vous, toute petite fille, j’ai parlé gravement, vous remettant entre les mains ce que j’ai de plus cher. Je vous ai confié mon exigence, ma peur de cette médiocrité dont meurt l’amour, mon désir d’absolu. Je connais trop bien ce visage sceptique que j’offre aux yeux de ceux qui m’entourent, cette attitude de défiance ou d’impassibilité en face de tout élan, de tout abandon véritable, de tout sentiment (j’avais trop peur de les galvauder). Et si, à vous, j’ai présenté mon visage réel, il fallait que je sois bien sûr de vous, il fallait que je sois certain de mon amour. Je sais qu’il est peut-être fou de chercher le rêve dans la réalité, mais parce qu’il m’a semblé que vous étiez celle que je cherchais, je vous ai aimée, et je vous aime. Si vous me répondiez, vous m’en demanderiez les raisons ! Qu’avez-vous de plus que les autres ? Absolument rien (ce n’est pas vrai : mais je ne veux pas vous faire de compliments…) : sinon que je vous aime ! C’est la meilleure des raisons.

Dimanche soir

Entre la “forme des Donations entre vifs et des Testaments” et les “libéralités en faveur des pauvres”, je reprends notre conversation. Auparavant, je suis allé absorber deux tasses d’un café-filtre bien concentré. Cela va me permettre de compter les étoiles sur le coup de deux heures du matin. Je deviens de plus en plus “homme de la nuit”. En compagnie de Dostoievski, de Stendhal et de Thibaudet, je laisse couler les heures ; de temps à autre je me replonge dans du Droit civil, comme pour me donner l’illusion d’un travail sérieux, et puis je pense à vous, non pas par hasard, mais parce que vous êtes le motif de toutes mes pensées. Cet après-midi, mon frère Robert est venu ; il a voulu m’entraîner chez un Amiral où des jeunes filles avides de danseurs nous attendaient. Mais je ne me sentais pas en disposition de parader et de m’extasier. J’aurais sans doute connu quelque jeune fille dont les loisirs se seraient partagés entre le dessin, l’Anglais, le piano, le thé et la philosophie, comme toutes les jeunes filles en mal d’occupation dites sérieuses. On m’aurait sans doute confié que l’on aime la musique, surtout la grande musique (évidemment), quoique (et non “malgré que”…) ces “nègres” aient découvert des accents nouveaux avec leur jazz… J’aurais également appris que Pierre Benoit et Henry Bordeaux sont de grands romanciers, puisqu’on publie leurs œuvres dans la Revue des Deux Mondes… Peut-être aurais-je eu à définir le Bonheur et à en chercher la recette, car les jeunes filles entre deux petits fours aiment traiter de la Vie et de la Mort, du Ciel et de l’Enfer, de l’Amour et de la Grâce. Mais j’ai chaque fois l’impression que ces graves sujets ne font que remplacer pour elles les chiffons qu’elles ne savent plus tailler. Enfin tout cela m’aura été épargné (je suis injuste : j’y ai moi-même pris souvent plaisir !) : je suis resté ici. J’y ai gagné puisqu’ainsi j’ai pu mieux vivre avec vous. Rien ne venait s’interposer entre nous, et le soleil frappait à ma table de travail comme pour m’inviter à la suivre hors de l’espace. Et je songeais à vous, à vos occupations : et j’éprouvais une sourde peine de savoir que vous existiez, indépendamment de moi.

Ma chérie, j’ai tant de choses à vous raconter que je ne trouverai pas le commencement du film à dérouler. Et puis ? je ne veux pas vous assommer de mes élucubrations qui reviennent toujours au même point : vous seule. Moi ça m’intéresse, parce que je n’ai pas au monde plus agréable occupation que d’être avec vous. Mais vous ?

Il est 1h30. Visite à la Grande Ourse : elle est si lourde et si peu ingambe qu’en quinze jours elle n’a pu aller que du coin de ma fenêtre au milieu de la première vitre ! Veut-elle plus longtemps m’observer ou ne sait-elle pas avancer ? Thème à ajouter au chapitre de la grandeur de l’Homme : il suffit d’une seconde à l’esprit d’un homme pour franchir tout l’espace, une étoile ne le peut pas. Mais vous dormez en cet instant, et la grandeur de l’homme est le dernier de vos soucis !

Bonsoir, Beata Beatrix.

Lundi

Cette lettre en trois actes et quatre tableaux, je veux la terminer maintenant pour que vous la receviez demain. Je vous écris au hasard de la fantaisie : je voudrais que ces lignes soient un fidèle reflet de ma vie. À chaque instant, je suis tenté de m’installer devant un papier et de commencer avec vous un dialogue ; cela correspond à votre perpétuelle présence en moi et à mon perpétuel besoin d’être avec vous. Maintenant que les jours ont déjà pris leur cours sans vous, je mesure ma solitude. Et j’essaie de vous recréer près de moi pour atténuer ma peine. Et vous, vous vivez avec le cercle refermé de vos amis et de vos parents. Vous recomposez vos journées sur le modèle d’autrefois – c’est-à-dire d’avant moi. Je me sens plein de jalousie pour tous ceux qui ont le droit ou la simple possibilité de vous voir. Je voudrais leur voler un peu de leurs prérogatives : j’ai sans doute tort. Aurais-je dû troubler cette tranquillité de toute petite fille ? Mais je vous aime, et vous êtes tout pour moi.

Si je vous dis que je vous aime, je sais quelle ombre de scepticisme vous frôle ! Si je vous dis que je vous aime et n’aimerai que vous, je sais quel doute vous pénètre. Mais si je vous disais de quelle tendresse ma pensée vous enveloppe à chaque instant, si je vous disais ma tristesse devant notre séparation, si je vous disais tout ce que je vous ai donné de moi, tout ce qui désormais vous appartient, vous comprendriez tout ce que vous représentez pour moi. Ma chérie, si je vous disais mon amour, cela durerait toute la vie.

Que faites-vous en ce moment ? Vous vous promenez, vous prenez le thé, vous vous baignez ? (toutes les hypothèses sont permises !). Comme toute petite fille très sage vous n’avez pas mis un soupçon de poudre sur vos joues ni de rouge sur vos lèvres (vous n’en mettez jamais). Portez-vous votre robe verte, ou ce tailleur, objet de tant de soins ? Évidemment vous ne connaissez ni le vernis sur les ongles ni la ligne allongée des sourcils : c’est fait pour les personnes dont les ongles ne sont pas parfaits et aux sourcils presque absents. Comme cela je vous imagine à peu près.

Maintenant souriez-moi doucement : pas trop car cela vous donnerait des rides pour quand vous serez très, très vieille. Dites-moi ce que vous voudrez : pas trop fort pour que je puisse le rêver. Ne prenez pas cet air grave qui me ferait croire que la vie est triste. Or elle ne l’est pas, puisque je vous aime et que vous m’aimez. Et puis, vous qui avez si peu de mémoire, pensez à tout ce que je vous ai dit. Vous avez aussi le droit de ne pas m’oublier. Quant à cette lettre, elle n’est qu’une infime part du dialogue sans fin que je vis avec vous.

François

P.S. – ici, chaleur terrible : et dire que Paris me verra dans ces murs encore plus de dix jours !
– Si Claudie est en S. et O. [Seine-et-Oise], dites-lui mon amitié et excusez-moi près d’elle pour ne lui avoir pas fait d’adieux protocolaires.
– Avez-vous entendu parler de lettres à n’écrire qu’à terme, ou au bout de quinze jours ? J’ai peur que l’habitude vous reprenne…

F.