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Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais
“TOUT JALOUX EST NÉCESSAIREMENT BERNÉ, À QUOI NE DOIS-JE PAS M’ATTENDRE !”.
BELLE DESCRIPTION DE L’AUTOMNE NAISSANT EN CHARENTE
CONTENU :
Le 13 septembre 1938
Ma Marie-Louise chérie,
Je vous écris vite pour que votre inquiétude cesse. Cette lettre vous parviendra, je l’espère, demain : elle vous apportera le témoignage de mon amour, qui, loin de défaillir, vit intensément. Je veux d’autant plus vous rassurer que, si vous êtes sans nouvelles de moi, c’est que ma réponse à votre dernière lettre (de Grozon [en Ardèche], et datée du 2 septembre) ou s’est perdue, ou ne vous a pas été envoyée de Lyon, au cas où elle serait arrivée après votre départ. En effet, ayant reçu votre lettre le 4 sept., je vous ai écrit 8 rue Neuve de Monplaisir à Lyon, dès le 5, où elle a dû parvenir le mercredi 7 au plus tard. J’étais moi-même fort étonné de votre silence et m’en inquiétais. Vous recevrez donc une lettre où je vous en faisais la remarque, en même temps que, pour parer à toute éventualité, je vous donnais toutes recommandations en cas d’événement grave. Je puis donc vous affirmer que “mes sentiments n’ont pas changé”, et je vous dis (cela suffira-t-il pour vous consoler ?) que je vous aime.
Maintenant, il est 2 heures de l’après-midi. J’entends une tyrolienne à la T.S.F. Tout à l’heure, je vais prendre l’auto et emmener une cargaison en vue d’un thé, à quelques dizaines de kilomètres d’ici. Le soleil a trouvé la punition trop dure et ne cache plus son visage : un ciel très pur (quoique pâle : c’est déjà l’Aquitaine) donne un ton d’été aux toits et aux rues. Mais les feuilles des tilleuls et des marronniers annoncent l’automne. Sous ma fenêtre, une vigne-vierge se teinte de rouge, et moi, j’ai hâte de célébrer cet automne qui vous ramènera près de moi. Que vite tombent les brouillards, que sur les coteaux des Charentes les rangs des vignes s’alourdissent de raisins, que le jour finisse à six heures pendant que l’on commencera de gémir sur la fraîcheur de l’air : tout cela sera le signe de votre présence, si désirée depuis de longues semaines.
Ma chérie, dites-moi dans votre prochaine lettre quand vous pensez revenir à Paris : à la fin de septembre, ou au début d’octobre ? Enfin ! Nous arrivons à la fin de l’épreuve. Vous ne pouvez imaginer ma joie. Moi aussi, j’ai hâte de vous répéter mon amour, de vive voix. Je vois que l’attente de mes lettres ne vous empêche pas de vous amuser, puisque vous dansez et prenez la peine de faire 24 kilomètres pour pique-niquer ! C’est d’ailleurs fort bien, mais je ne puis supprimer une petite pointe de jalousie envers ces 42 privilégiés qui vous ont tenu compagnie ! Ma Marie-Louise, je suis incorrigible : s’il est vrai d’après Molière (et bien d’autres) que tout jaloux est nécessairement berné, à quoi ne dois-je pas m’attendre ! Vous me dites que votre mère s’est elle-même étonnée de ne point voir mon écriture sur une enveloppe, cette lettre arrêtera son étonnement en même temps que le vôtre. Mais son plaisir sera-t-il égal au vôtre ?
Ces derniers temps, je n’ai rien fait d’extraordinaire, sinon que j’ai respiré, parlé, dormi, pensé à vous etc., ce qui est suffisamment extraordinaire et remarquable pour mériter d’être noté. Avec cela, quelques traits de lumière tels que l’Étude en mi majeur de Chopin, la Symphonie en ut mineur (n°5) de Beethoven, entendues avec ravissement. Je lis la traduction de La Sainte Bible par Lemaistre de Sacy (de Port-Royal, ce qui en accentue l’intérêt). Faits de moindre importance : je viens de poser devant un peintre et devant l’objectif, pour la postérité. En attendant qu’elle recueille ces valeureuses reliques, je vous envoie une photo prise récemment. Non seulement pour satisfaire ma vanité, mais encore pour vous montrer qu’il m’arrive de tenir mes promesses !
Je travaille peu (trop peu). Si je veux gagner mon second diplôme de Doctorat (d’Économie Politique), il va me falloir vaincre une terrible tendance à fermer mes cours de législation financière et autres ! Et pourtant, il faut que je me pare le plus tôt possible de ce titre de Docteur qui m’emplira du sentiment de ma propre dignité. Encore ma licence ès lettres à terminer (si possible pendant mon “temps” militaire) et le tour sera joué quant aux Études Universitaires, qui s’imaginent être un achèvement alors qu’elles ne sont qu’un bien mince prélude.
Ma toute petite fille chérie, je vous parle beaucoup de moi. Si j’insistais encore, je vous dirais que les garde-fous de passerelles mâchent sans vergogne les membres des imprudents qui les défient, et que j’en suis encore tout endolori. Mais avant de finir cette lettre, je veux cesser cette conversation sur moi-même pour vous parler un peu de vous, ce qui sera une façon détournée d’en revenir à moi. J’espère que vous m’écrirez très rapidement (accusez réception de cette lettre, d’ici peu. Merci. Pour que je sache si elle vous est parvenue). Faites-moi la surprise d’une attente brève : d’autant plus que nous avons des compensations mutuelles à nous faire, en raison de notre fâcheux silence accidentel.
Je regrette beaucoup que vous ayez pu croire à un changement de ma part. Vous savez, ma chérie, combien je voudrais vous éviter toute peine. Dans ma lettre égarée, je vous parlais brièvement de nos projets. Je vous le redis : je veux que vous soyez heureuse par notre amour, et ferai tout pour cela. Non pas seulement un moment, mais toujours, et “toujours” a un sens bien clair : toute la vie serez-vous vraiment trop ennuyée de m’entendre vous dire que je vous aime ?
François