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Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais
“NOUS SOMMES DISPOSÉS À ATTENDRE AUTANT QU’IL LE FAUDRA. MAIS PAS POUR RIEN : POUR NOUS MARIER”.
“QUI POURRAIT VOUS EMPÊCHER D’AVOIR DÉJÀ CONNU LA CERTITUDE QUE LA VIE SE JOUE EN UNE FOIS ?”
CONTENU :
Le 14 novembre 1938,
Ma très chérie,
Tout ce jour j’ai pensé à vous avec une intensité particulière. Hier, nous avons passé des moments bien doux, et j’ai senti la force de notre amour. Il faut que notre vie soit ainsi faite d’un accord total. Ma chérie, je vous ai dit ma confiance en vous, ma certitude en face de l’avenir : tant que nous saurons vivre des minutes aussi pleines d’amour, aussi calmes, aussi belles, aussi sûres, que celles de cette soirée, nous aurons le droit de croire en notre amour. Comment pourrions-nous tromper le bonheur que nous avons déjà connu l’un par l’autre ? Décevoir la promesse qui nous lie ? Ma bien-aimée, maintenant il est trop tard. Ce qui atteint l’un frappe l’autre. Mais c’est ensemble que nous défendrons notre amour. Il ne s’agit plus de vivre chacun de son côté. Nous avons à lutter pour un même résultat : ce qui nous appartient, ce qui doit nous appartenir à tous les deux : notre vie commune, notre amour, notre bonheur.
Ma très chérie, vous ne pouvez imaginer la peine que j’éprouve à vous voir souffrir. Si vous saviez comme je voudrais, à votre place, avoir à souffrir à cause de nous !
J’ai beaucoup réfléchi, et depuis longtemps, à l’éventualité d’une opposition entre nos projets et la volonté de vos parents. J’ai apprécié la difficulté d’une solution. Il y a ce fait qu’il sera très difficile d’accorder la certitude que nous possédons et le doute de ceux qui voient de l’extérieur. À priori, et c’est bien ce qui constitue le principal ennui, le point de vue de votre mère est raisonnable sinon juste. Elle a raison de craindre pour vous qui êtes très jeune. Elle a raison de craindre pour vous, et à cause de moi qu’elle ne connaît pas. Elle a raison de craindre les promesses prématurées, de craindre les difficultés de la vie (difficultés matérielles). Elle a donc raison de poser des objections, de vous demander de ne plus me voir et de la tenir au courant de nos sentiments.
Je dis qu’elle a raison parce qu’il est vrai que la vie est une terrible tueuse de sentiments vrais et profonds. Mais je ne dis pas qu’elle pense avec justice. Parce que nous avons le droit de jouer notre vie, de tenter l’aventure. D’autant plus que nous n’avons pas agi à la légère et que déjà des obstacles, des dangers se sont élevés devant nous, que nous avons surmontés. Et surtout parce qu’il serait criminel de nous empêcher de croire en notre amour dans lequel nous avons mis tous nos désirs de beauté, et de perfection et d’équilibre. Ce n’est pas parce que la vie rejette beaucoup de ceux qui s’apprêtaient à la connaître avec délices que nous devons la refuser à l’avance. Nous avons le droit, ma toute petite fille, de dire que nous nous aimons et que nous plaçons notre amour au-dessus de tout parce que nous avons suffisamment souffert par notre amour et été heureux par lui. Vous n’avez que quinze ans, mais qui pourrait vous empêcher de souffrir et d’aimer, qui pourrait vous empêcher d’avoir aimé, d’avoir déjà connu la certitude que la vie se joue en une fois, de vous être donnée parce que vous saviez que vous aimiez ? Ma chérie, je vous le disais hier, combien de vies ont été ratées parce qu’à l’origine il y a eu quelque chose de souillé ou de déchiré ! On ne peut répéter les mêmes mots sans hypocrisie. Et si toute une vie doit être marquée du même regret du bonheur perdu, quelle rancœur et quelle misère !
Je vous dis cela, ma bien-aimée, non pas parce que je doute de votre amour et veux le soutenir. La question n’a plus à être posée : nous nous aimons trop pour cela. Mais parce que j’éprouve violemment l’ennui de votre situation.
On peut avoir mille fois raison contre nous, on se heurtera toujours à cette évidence : que nous nous aimons, et que nous ne céderons jamais sur un seul point qui pourrait porter atteinte à cet amour. Ma Marie-Louise, ma volonté est très nette de vous aimer toute ma vie. Et se brisera tout ce qui s’opposera à cette volonté.
Ma chérie, je ne veux pas faire de l’opposition un principe ! Je vous l’écris plus haut : je trouve légitimes les raisons invoquées contre notre amour et ses possibilités de durée. Votre mère est dans son rôle en les exhibant, et je ne lui en veux pas le moins du monde : j’aurais été étonné qu’elle agisse autrement. Il est même ennuyeux qu’elle puisse croire que nous avons profité de sa maladie pour nous voir. Nous sommes disposés à nous aimer au grand jour, et n’avons rien fait pour nous en cacher.
Il faut donc accorder les deux points de vue, celui de la sagesse (qui peut se tromper) et celui de l’amour (qui veut espérer). Et puis, pourquoi notre amour ne serait-il pas sage ? Nous sommes disposés à attendre autant qu’il le faudra. Mais pas pour rien : pour nous marier. Et pour la raison bien simple : que nous nous aimons.
Tout ceci a bien l’air d’un plaidoyer ! À tort. Je vous écris cela pour mettre certaines idées au clair. Ma très chérie, je vous dirai d’ailleurs de vive voix ce qu’il nous faudra envisager pour réaliser notre but tout en faisant la part des objections nécessaires, que nous vaincrons dans la compréhension.
Et maintenant avant de finir je vous répète, ma fiancée bien-aimée, que je vous adore. Demain je vous verrai sans doute à midi et 17h. Soyez donc P[lace] S[aint] Michel aux heures dites. Je vous donnerai une lettre.
Pendant que je vous écris les autres se couchent. Il parlent et me gênent. Mais, ma bien-aimée, je suis si heureux de penser que demain je pourrai vous dire, mon amour, que ces ennuis si minces comptent bien peu…
Ma chérie, jamais je ne vous dirai assez le bonheur que j’éprouve à savoir que vous m’aimez.
François