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Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais
TRÈS BELLE LETTRE DU FRONT.
“LA GUERRE, JE ME LE RÉPÈTE SOUVENT, EST UNE CATASTROPHE COLLECTIVE EN MÊME TEMPS QU’UNE SOURCE ÉVENTUELLE DE PROGRÈS INDIVIDUEL”.
CATHERINE LANGEAIS A ENVOYÉ SA PHOTO À FRANÇOIS MITTERRAND
CONTENU :
8 décembre 1939
Mon Zou, je vais vous dire une banalité : votre lettre m’a fait un grand plaisir. La photo qui l’accompagnait m’a permis de vous revoir telle que vous êtes. Je vous ai regardée sans ennui ! Beaucoup de souvenirs ont afflué en moi.
J’ai espéré toute la semaine dernière une permission pour le mariage de mon frère. Ce mariage a eu lieu le 6 ; sans moi. Je compte bénéficier d’une détente aux alentours du 25 décembre ; je pensais partir plus tôt, mais je viens d’être désigné pour un stage de spécialistes du mortier de 60 mm qui aura lieu du 18 au 25, à l’arrière, dans une ville célèbre de la Meuse. (Tout cela, sauf imprévu !). Vous serez sans doute en vacances à cette époque. Je m’arrêterai à Paris le temps nécessaire et je serai heureux de vous voir. Dites-moi ce qui vous arrangerait le mieux.
Aujourd’hui, 8 décembre. Je ne m’en suis rendu compte qu’en écrivant la date en tête de cette lettre. Le temps passe et les jours sont semblables : faits d’attente, de raidissement contre l’épreuve, de vent glacial et de travail. Je comprends, comme vous le dites, que des écrivains aient pu tirer de la guerre de beaux effets. Contrastes émouvants, honneur, constante tension du corps et de l’esprit, spectacles drôles, pittoresques. On descend des lignes après une relève ; on se presse ; la nuit est noire ; on se cogne aux arbres, on tombe dans des boyaux, on s’égare, et le sac pèse aux épaules, la boue colle aux souliers. Si l’artillerie se tait, ça va ; si elle gronde, on sent un petit serrement dans la poitrine. Il y a situation plus agréable. Et puis on arrive au nouveau cantonnement ; on oublie tout ; on s’endort brutalement. Le lendemain pour un motif quelconque on se réunit ; des hommes chantent, et je vous assure que le spectacle de ces hommes rudes, terribles souvent à mener, mauvaises têtes (si nombreux dans les régiments coloniaux. Et particulièrement dans ma Cie, ancienne compagnie disciplinaire du temps de paix et qui a conservé la plupart de son personnel avec les yeux illuminés par ces vieilles chansons : Le P’tit quinquin ou Elle s’appelle Françoise… ou Le Légionnaire etc., fait une impression extraordinaire. À côté de cela, tant de misères. La guerre, je me le répète souvent, est une catastrophe collective en même temps qu’une source éventuelle de progrès individuel.
Mon petit Zou, je me suis bien promis de ne pas faire de littérature avec la guerre. Il ne faut pas jouer avec un drame aussi grandiose. Mais pourtant faudra-t-il taire l’attitude des hommes en face de ce Destin qui les guette d’une manière si épouvantable ? Et comment en parler sans craindre d’en fausser le sens.
Je vois, ma Marie-Louise autrefois nonchalante, que vous travaillez beaucoup. Je vais vous retrouver complètement transformée ! Pour moi, j’ai un moral très solide et j’ai conservé l’œil du spectateur qui s’amuse de se voir tout d’un coup sur la scène. Je lis un peu. Toujours Les Hommes de bonnes volonté de Jules Romains, œuvre admirable, rigoureuse, intelligente. Souvent les journaux, qui m’irritent. Un tas d’écrivains ont pris le genre assommant, sentencieux, qui leur paraît sans doute de bon ton dans les circonstances actuelles. Votre voisin Duhamel pond des articles consciencieusement ennuyeux dans Le Figaro ; Dorgelès héroïse dans Gringoire ; Billy, dans L’Œuvre, s’extasie devant le menu du soldat. On réclame un peu de vérité, et une vérité attrayante.
J’avoue que je retrouverai Paris avec grande joie. Il y a quelque temps, j’ai pu me rendre à Sarrebourg, et tout dans cette petite ville me parut merveilleux : les devantures des magasins, les toilettes des femmes, l’animation des rues. J’avais envie de tout acheter ! Mon Zou, je termine. Je vous ai peu parlé de vous, et cependant il ne s’agit au fond que de vous. Je pense à vous plus souvent que vous me croyez. Faut-il en chercher les raisons ? Écrivez-moi aussi souvent que vous voudrez, chaque manifestation de votre pensée et de votre présence m’est chère. Je vous remercie de votre communion du premier vendredi. Au revoir ma petit pêche.
François
J’allais fermer cette lettre. On m’apporte Le Matin et j’y découvre avec surprise un reportage sur le Pays Noir. Là, je suis resté de longs jours. Je vous envoie l’article, ça vous intéressera, je crois, c’est assez juste.