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Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais
“SI JE SUIS TUÉ… ”
PROJET DE MARIAGE : “J’AI ÉCRIT À TON PÈRE, À TA MÈRE, À MON PÈRE. LES JEUX SONT DONC FAITS : ATTENDONS AVEC PATIENCE”.
FRANÇOIS MITTERRAND DÉCRIT SON RÉGIMENT COLONIAL
CONTENU :
Le 6 janvier 1940
Ma chérie, je commence à trouver le temps long : troisième jour sans toi ! Ton absence me pèse plus que jamais. Je pense à toi, je pense à nos journées du 2 et du 3, et tu me manques terriblement. Comme je te l’ai dit, j’ai écrit à ton père, à ta mère, à mon père. Les jeux sont donc faits : attendons avec patience. Je ne pense pas que nos projets rencontrent d’objections de principe ; seulement celles que les faits imposent. Quelles sont-elles ? 1) La guerre. 2) Je n’ai pas de situation. En résumé : vous voulez bâtir quelque chose de sûr avec seulement des incertitudes. Je réponds à l’avance, une chose est sûre : nous nous aimons. Que demandons-nous ? Que notre amour soit reconnu, qu’il prenne une allure officielle, que nous puissions franchir le premier pas.
Pour le reste, nous serons patients tout en ayant la nette intention de profiter de la première occasion propice. Pour toi j’ajoute : la guerre ? Tu connais mon point de vue : si je suis atteint, quelle que soit ma blessure, tu conserves une entière liberté (je te demanderai instamment de la reprendre, si toi tu la juges engagée). Si je suis tué, nous n’aurons jamais couru que le risque de tous les ménages, que le mariage ait lieu avant ou pendant la guerre ! Je n’ai pas de situation ? Là, je te le dis, mon Zou chéri, je t’offre bien peu d’avantages. J’ai toujours considéré que le jour où je voudrais me marier, je ne devrais pas compter sur une aide efficace de mon père. Ce serait d’ailleurs difficile en raison des événements et des charges très lourdes imposées à toute famille nombreuse, quelles que soient ses ressources. C’est de toute façon hors de mes bien rares principes !
Je serai officier ou ferai tout pour l’être : mais la solde est maigre. Je ne vais dès ce moment rien négliger pour la compléter… Lorsqu’elle viendra. Mais tu vois que ce domaine-là est incertain et je tiens à le souligner, et cela durera nécessairement autant que la guerre. Je ne veux pas que tu puisses souffrir de quoi que ce soit ; je ferai tout, toute ma vie pour que nous puissions jouir des meilleurs conditions matérielles. Mais la guerre est une impasse dans laquelle je ne puis guère agir.
Tu comprends bien que je ne t’expose pas ces ennuyeuses et assommantes questions “d’affaires” parce que j’y attache une importance fondamentale ! Je t’aime et cela seul m’importe. Mais je veux que toi tu aies tous les éléments d’appréciation. Je suis d’ailleurs confiant dans l’avenir. Nous avons dit : avant la fin de 1940 nous serons mariés. Sur cette échéance, nous essaierons de grignoter le plus possible. Ce serait si bien d’arriver à notre but avec l’automne !
Mon petit Zou chéri, je relis ma lettre et je m’aperçois que je ne t’ai parlé jusque-là de choses sérieuses… Comme disent les gens qui n’y comprennent rien ! Pardonne-moi en comprenant que je devais les écrire. Et maintenant, laisse-moi te dire que tout ce qui n’est pas ton amour ne compte absolument pas pour moi. J’ai la volonté forcenée de te rendre heureuse. Je t’assure que rien n’arrêtera cette volonté-là. Je résoudrai tous ces problèmes matériels, parce que je le veux. Tout mon bonheur repose sur toi et je désire ardemment ce jour où tu seras ma femme. Je forcerai bien ce jour à venir sans tarder. Parce que je t’aime, parce que je t’adore.
Ma petite fille bien-aimée, je crois que si je ne craignais d’être monotone, je ne ferai que t’écrire : je t’aime, à chaque ligne. Je voudrais te raconter mes journées, que je ne ferais que te parler de toi. Tu es toute ma pensée, tout mon désir.
Mon emploi du temps se rend d’ailleurs complice de cette perpétuelle évasion vers toi, car il n’abonde guère en variétés ! Demain matin, dimanche, départ à sept heures pour le travail (fossés anti-chars) ; nous restons sur le terrain jusqu’à seize heures. Au retour, il fait nuit et le dîner approche. Et puis on tombe de sommeil. Je couche actuellement dans une maison hors du village (600 mètres, environ), où j’ai trouvé une belle chambre. Inconvénients : ni lumière, ni chauffage central ! Mais à cela on commence à se faire. Mon hôtesse est très gentille. Quelle que soit l’heure de mon lever, elle me prépare un bon café au lait agrémenté de tartines beurrées. Quel luxe ! J’ai quelques livres, actuellement : Ramuz, Suarès et toujours Romains. Mais j’avoue que le sommeil économise mes bougies.
J’ai retrouvé mon groupe dont quelques unités sont toujours en prison. Et quelle prison ! Comme les prisonniers sont gens débrouillards (et qu’ils n’ont que cela à faire), ils ont aménagé tout le confort moderne : électricité, poêle, donc eau chaude, nourriture savante et variée (ce matin “mes” prisonniers mangeaient des harengs à l’huile, au vinaigre, à l’ail et à l’oignon à faire crever d’envie les malheureux trop sages qu’une conduite exemplaire condamne aux plats de la cuisine officielle !). Ils n’ont droit ni au vin, ni aux cigarettes, ni à l’alcool, et c’est eux qui vous en offrent ! Un Régiment colonial, c’est à voir !
Ma chérie, toutes ces histoires ne me font pas oublier l’essentiel. Veux-tu que je te parle de toi ? Alors là je deviens fou. J’ai envie de te dire que je t’aime certainement plus qu’aucun homme n’a aimé une femme, que tu es ma merveilleuse petite déesse, que j’adore. Tout ce que j’aime, tout ce que j’apprécie, tout ce que je goûte, tout ce que j’estime n’a de valeur qu’en raison de toi. Tu es Tout.
Et me voici à la sixième page. J’en profite aujourd’hui car désormais je serai sans doute obligé d’être plus bref. D’ailleurs, je ne te dis au fond qu’une seule chose : je t’aime. Il n’est pas impossible que nous changions de ciel sans trop tarder. Si tu ne reçois pas de nouvelles pendant quelques jours, ne t’inquiète pas, c’est que je voyagerai. Ce qui ne m’empêchera pas de penser à toi.
Bonsoir, ma bien-aimée, je t’embrasse et rien n’est suffisant pour te dire mon amour.
François