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Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais
DANS UN ABRI DE LA LIGNE MAGINOT, FRANÇOIS MITTERRAND PREND CONSCIENCE DES INÉGALITÉS DE CLASSE.
“MOI, JE SAURAI CES DÉCHÉANCES ET LES AURAI COMPRISES POUR LES AVOIR COTOYÉES”
CONTENU :
Le 7 janvier 1940
Mon joli Zou que j’aime tant, me voici possesseur de ta première lettre de 1940. Je l’ai reçue à mon retour du chantier, après une journée mouillée de brumes. Elle m’apporte la joie car je t’aime tellement que je suis prêt à supporter n’importe quoi pourvu que je sache que tu m’aimes.
Ce soir, deux souvenirs s’imposent à mon esprit : celui de l’instant qui a précédé mon dîner chez toi quand tu m’as présenté ta poupée : j’ai ri et pourtant j’étais très ému de cette introduction dans ton univers. Cette poupée aux joues bleuies par le maquillage, la présence de tes objets familiers et l’impression d’intimité qu’accentuait le feu de bois, je garde ces images avec tendresse. Souvenir aussi de la valse que nous avons dansée au Coliseum. Quelle facilité ! Tout devenait souple, délicieux et tu dansais si bien. Pendant que je t’écris, assis dans un fauteuil au siège fait d’une planche et les pieds près de la cuisinière, mes camarades du mess racontent des histoires… coloniales. Aspect curieux et amusant de cette guerre, après les fatigues et le travail. Tout à l’heure, je vais rejoindre mon domicile, mais j’avoue que ma chambre glaciale ne m’attire guère.
J’ai déjà lu plusieurs fois ta lettre. Je l’aime. J’aime tout ce qui est de toi. J’ai écrit les lettres décisives… J’insiste surtout sur le point immédiat à obtenir : rendre officiel notre amour. Comme je ne connais pas ta maison de Valmondois, dis-moi comment est ta chambre, ce qui t’entoure ; dis-moi aussi quelques fois ton emploi du temps de façon que je puisse te suivre pendant la journée ; dis-moi aussi comment tu es habillée, coiffée. Voilà bien des questions ! Mais cela me fait un tel plaisir de te recréer, de te retrouver telle que tu es. Mon Zou chéri, ma délicieuse bien-aimée, laisse-moi te dire que je t’adore. Et maintenant, je pars me coucher. Je m’endormirai en pensant à toi, ma déesse chérie. Je t’emporterai avec moi, et à demain.
8/1/40
Je continue cette lettre : je ne l’ai pas quittée d’ailleurs depuis hier soir. Ce matin nous restons au cantonnement pour diverses revues. Nous sommes dans un brouillard qui transperce tout ; je viens de rendre visite à mon groupe et ne puis te dire l’impression misérable qui m’en reste. Parqués dans une grange et munis d’un poële minuscule, ces hommes vivent dans une couche épaisse de fumée qui pique les yeux et gratte la gorge. Impossible de lire et même de s’étendre car il fait froid et la paille est humide.
L’un a le front ensanglanté par une blessure causée hier par l’éclatement d’un silex ; un autre, le caporal, est travaillé par une sorte de dysenterie ; le médecin l’a mis à la diète… Mais ne l’a pas exempté de service ! Je te raconte cela non pour t’attrister mais pour mieux te montrer ce que peut être la misère des hommes. Et moi, j’apprends à déceler les vices d’une société qui permet cela. Une telle situation me révolte d’ailleurs, pas ces pauvres gens autant qu’on pourrait le croire : ils n’ont pas attendu la guerre pour souffrir de l’état social.
Je t’assure que lorsque je considère mon sort, je me demande pourquoi je suis privilégié. Sans doute, je pourrais être officier. Je le serai. Et bénéficier d’un meilleur régime matériel, mais en revanche quel gain ! Moi je saurai ces déchéances et les aurai comprises pour les avoir côtoyées. Et puis, je possède tant de compensations. La vie extérieure ne m’a pas été défavorable et tout ce qui fait ma vie intérieure est illuminée par notre amour. Vraiment, pourquoi ces privilèges ? Comme il faudra faire de cette force un élément de valeur ! J’ai ton amour, ma bien-aimée, et je peux tout.
Mon Zou chéri, tu vois que j’aborde ma troisième feuille… Tu dois me trouver fort bavard ! Mais j’aime ces longues conversations avec toi. Bien que nous nous connaissions depuis longtemps, nous ignorons beaucoup des choses qui nous concernent. Dis-moi tout ce qui te plaît : tes occupations, tes impressions, parle-moi de tes amis, de tes souvenirs. Tout cela constitue pour moi une histoire précieuse. De mon côté, je t’expliquerai, te raconterai un tas de choses : amitiés, idées, projets. Et je te dirai bien souvent aussi que je t’aime.
Hier, en même temps que ta lettre j’en ai reçu trois autres. L’une venait de Marseille, d’une jeune fille chez laquelle je dansais à Paris, une autre de Paris, d’un de mes anciens camarades du “104”, la troisième d’un de mes hommes de la 9e Cie. Et je pensais qu’en un seul jour, toute ma vie se rencontrait autour de toi. Années universitaires comblées, au sommet desquelles tu es apparue ; réunions mondaines, sentiments un peu superficiels ramenés d’un seul coup vers l’essentiel, vers ce qui donne à la vie ses teintes heureuses ou douloureuses : l’amour, notre amour ; la guerre dans laquelle je me suis engagé, résolu à me vaincre moi-même, meurtri que j’étais encore par toi, qui pouvait devenir une arme contre nous et qui a révélé que rien d’autre n’existait que notre amour, que toi, ma fiancée chérie.
Je suppose ma jolie pêche que tes parents ont reçu mes lettres et t’en ont déjà parlé. Écris-moi vite à ce sujet. J’attends toujours tes lettres avec impatience. Pense que mes journées n’ont d’intérêt que par les incursions que tu y fais. Ma ravissante petite fille, je termine. Je t’embrasse de tout mon amour. J’aime te sentir contre moi, mon bien chéri. Ah ! Que vite tu sois à moi totalement, que vite les jours passent et nous apportent ce bonheur.
Je t’aime.
François