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[BRÉSIL]. GRIVEL, Jean-Baptiste, vice-amiral et baron

Lettres autographe signée

Astrée, à Rio de Janeiro, 1823, 19 mars

REMARQUABLE LETTRE SUR LA SITUATION DU BRÉSIL EN 1823 : LE GOUVERNEMENT DE L'EMPEREUR DÉSIRE L'ÉMANCIPATION DES NOIRS ; PERNAMBOUC POURRAIT FAIRE SÉCESSION ; LA DISCLOCATION DU JEUNE EMPIRE ÉTAIT POSSIBLE

6 pages in-4, à l'encre brune. Quelques ratures

Mon cher Commandant,

voici quelques notes que je vous donne comme aide-mémoire [… ] Vous avez pu juger par les événements qui se sont succédés durant votre séjour à Rio de Janeiro, de l'extrême mobilité des circonstances qui nous environnent et de l'obligation où nous sommes d'être très alertés, afin de nous trouver toujours sur nos pieds malgré les oscillations du terrain. Vous avez assez vu les Ministres pour en dire sur leur compte autant qu'il importe d'en savoir. On peut être certain que le présent gouvernement brésilien est tout dans la tête d'une seule personne, laquelle saute à pieds-joints sur la difficulté, répond à des plaintes formelles par des adages latins et ne connaît rien aux habitudes diplomatiques. Quoiqu'il en soit, la susdite personne a de la droiture, des lumières générales et une telle vigueur maligne de caractère à son âge avancé qu'elle renverse souvent des obstacles qui arrêteraient tout autre ministre. S. E. est décidée en cas qu'il y eut des doutes dans la réussite de ses projets d'affranchissement de s'appuyer sur les gens de couleur. Elle m'a dit formellement que c'était là la vraie force de l'Empire. Ce à quoi j'ai répondu Amen. On ne peut trop calculer les suites qu'aurait ce parti extrême. Mais il est sûr qu'on le prendra si on y est réduit et que l'Emp.[reur] y est fort disposé1. Alors les Portugais, dont il y a encore plus de 100.000 au Brésil, risqueront au-delà de la perte de leurs biens.

Pernambouc continue a être en proie à la fièvre démocratique. Le général Pedrosa a manqué se faire protecteur dernièrement, mais on lui a fait entendre que la poire n'était pas mûre. Bahia incline aussi vers une séparation, mais la présence des portugais arrête tout. Les autres provinces sont fidèles, mais n'envoient pas d'argent. Tout marche vers une dislocation instantanée dès que les Européens seront chassés du Brésil. D'un autre côté, les gens de couleur sont partout pour l'autorité impériale à laquelle ils ne conçoivent point de limites. L'Emp.[ereur] est jeune, brâve et actif. Il monte à cheval. Il couche sur la dune, et dîne avec une poignée de riz ou de manioc au besoin. Il a vécu jusqu'à présent avec moins d'un million par an. Il est l'homme à la chose pour les présentes circonstances et s'il était bien dirigé, il peut jeter les fondements d'un des plus beaux Empires du monde. Son étoile a voulu que Lord Cochrane2 soit arrivé précisément en temps utiles et qu'il se soit chargé de la marine. Vous avez vu avec quelle activité il a préparé son escadre et l'ordre qu'il y a mis. Cette force est le vrai palladium du Brésil. Elle chassera les portugais, bloquera les ports qui voudraient faire les récalcitrants et maintiendra par ce moyen les provinces dans l'obéissance et l'union. Elle est le lien naturel du faisceau et si elle venait par hazard à être détruite, l'Emp.[ereur] n'aurait d'autre réponse que d'aller régner à St Paul, dans l'intérieur des terres. Car Pernambouc et Bahia se moqueraient de lui aussitôt qu'il n'y aurait pas l'épouvantail des Portugais.

Les dernières nouvelles de Buenos Aires disent que cette République éprouve en ce moment de vives inquiétudes et beaucoup d'agitation, qu'à Montevideo on s'attend à une attaque du général Lecor, encore qu'on ne le craint nullement. Je ne peux rien dire de certain, touchant les rapports du Brésil avec cette puissance, jusqu'au retour de La Lyonnaise3. Nous aurons alors des renseignements positifs. L'affaire de mon Canot a été convenablement terminée. Comme vous savez, vous pouvez faire remarquer que la corvette anglaise le Beaver avait également été cannonée, obligée de revenir au mouillage… Jusque là nous avons été au delà des Anglais quant aux réparations à exiger. Maintenant, une nouvelle mesure, motivée par la sortie présumée de l'Escadre brésilienne, ferme absolument le port de Rio de Janeiro, duquel il ne sort pas même un bateau de pêche. Il a cependant été décidé que, nonobstant, vous mettriez dehors, ainsi que le Curieux, sur parole de quitte la côte du Brésil… Quoique l'obligation où nous avons été de donner cette parole ne consacre point les principes de l'embargo brésilien, nous avons cependant expliqué que nous ne l'écririons point, que cette parole d'homme à homme etc. Le consul anglais a fait grand bruit l'autre jour et m'a dit de fort belles choses à l'endroit des prétentions brésiliennes qu'il désire de tout son coeur voir rembarrer… Son confrère Mr Maller m'a écrit aussi en nous priant de montrer les dents, et qu'il serait satisfait au delà de son espérance. Là dessus, il s'est mis à rire…

Nous allons vraisemblablement être dans peu témoins des événements les plus importants pour ce pays. Lord Cochrane doit sortir avant le 30 et il trouvera les Portugais soit en mer (où ils sont depuis le 6) soit dans Bahia même où il les attaquera. Le résultat probable est la prise de la ville, de la flotte, de la garnison et, en définitive, la perte du procès pour les Européens. Nous n'avons jusqu'à présent eu aucun rapport avec le nouvel Amiral. Quand son titre nous sera signifié, nous nous conduirons envers lui comme tous les Brésiliens de son rang dans l'Empire, ni plus ni moins… Je vous recommande de donner une idée exacte de l'extrême mobilité du terrain… d'avertir que tout peut arriver d'un moment à l'autre… Je suis dans la ferme résolution de ne pas aller au delà d'un certain terme et je n'oublierai jamais que l'honneur des pavillons est au dessus de tout. On peut compter là dessus

1. Pedro Ier du Brésil (1798-1834) proclama l'indépendance du Brésil en septembre 1822 et se fit couronner empereur le 12 octobre 1822, soit quelques mois avant cette lettre. Il abdique au profit de son fils Pedro II le 7 avril 1831.
2. Thomas Cochrane, 10e comte de Dundonald (1775-1860) fut l'un des grands marins anglais du XIXe siècle, à la fois brillant navigateur et flibustier de la finance. Il fonda la marine chilienne, puis celle du Brésil dont il fut nommé commandant le 23 mars 1823. Il força les Portugais à quitter le Brésil, prit Bahia et Maranhao dont l'Empereur le fit marquis non héréditaire. L'année suivante, il quitta le Brésil à l'improviste, emportant ses trésors vers l'Angleterre.
3. Il s'agit de la goëlette La Lyonnaise commandée par le lieutenant de vaisseau Hamon

Jean-Baptiste Grivel (1778-1869) est un officier de marine français qui termina sa carrière avec le grade de vice-amiral et un titre de baron. Il fut appelé à la pairie par Louis-Philippe puis devint sénateur sous le Second Empire. Ce brillant marin et soldat des guerres de l’Empire combattit aussi à pied avec les marins de la Garde impériale. Il commanda, en 1818, la station française dans le Levant, et en 1823, à bord de l'Astrée, les forces navales françaises sur les côtes du Brésil. Il occupa longtemps ces lieux, y fut nommé contre-amiral et commandeur de la Légion d'Honneur en 1825. Cette lettre, dont nous avons ici le brouillon, témoigne de sa lucidité d'esprit.