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[MÉRÉ, Antoine Gombaud, chevalier de]

De la Conversation

S.l.n.d, [vers 1670-1680]

REMARQUABLE MANUSCRIT DU GRAND SIÈCLE.

TRAITÉ DE SAVOIR VIVRE ÉCRIT PAR LE CHEVALIER DE MÉRÉ, AMI DE PASCAL, POUR MADAME DE MAINTENON.

MANUSCRIT RELIÉ EN MAROQUIN DE L’ÉPOQUE. DE LA COLLECTION DU BARON DOUBLE

Manuscrit

Petit in-4 (186 x 135mm). Encre brune

COLLATION : 1-87 pp., 3 pp. bl.

RELIURE DE L’ÉPOQUE. Maroquin rouge, filet doré en encadrement, dos muet, à nerfs orné, tranches dorées
NOTE AUTOGRAPHE D’EDMÉ-PIERRE HERMITTE, jointe à l’exemplaire, qui attribue l’écriture du manuscrit à Mlle d’Aumale, secrétaire et amie de Madame de Maintenon. Les corrections dans les marges et le corps du manuscrit sont effectivement de la même main
PROVENANCE : Léopold, baron Double (1812-1881 ; ex-libris) -- Edmé-Pierre Hermitte (1904-1983 ; ex-libris ; Paris, 1983, n° 11 ; note autographe sur feuillet volant) -- Dominique Courvoisier (ex-libris : 19 novembre 2021, n° 59)

Le chevalier de Méré (1607-1684) et Françoise d’Aubigné, future Madame de Maintenon (1635-1719), se rencontrent alors que la jeune femme, pauvre mais bien née, commence à fréquenter les salons parisiens. Le chevalier de Méré s’offre d’instruire celle qu’il nomme “la belle Indienne” en raison de son enfance passée aux Antilles. En 1677 paraît De la conversation du chevalier de Méré (1607-1684) dont il est communément admis qu’il fut rédigé pour Madame de Maintenon.

Méré et Pascal, l’honnête homme et le savant

Le chevalier de Méré est avant tout connu pour son amitié avec Pascal. La récente exposition Pascal, le cœur et la raison (2016) présentait ainsi le chevalier de Méré :

“Homme “à la mode”, arbitre des élégances du goût et de l’esprit dans les salons mondains, le chevalier de Méré s’est fait dans des Discours et dans ses Lettres, le théoricien de l’art de plaire qui est au cœur de l’idéal social de l’“honnête homme”. Pascal fit sa connaissance dans l’entourage du duc de Roannez, très probablement en 1653. C’est à lui, qui était grand joueur, que Pascal doit de s’être intéressé au calcul des probabilités : il est “celui qui m’a proposé ces questions”, écrit-il le 29 juillet 1654 à Pierre de Fermat. Il ajoute dans la même lettre que Méré “a très bon esprit, mais il n’est pas géomètre” (lettre XIX). Il apparaît ainsi que les conversations entre Pascal et Méré portaient sur des questions inscrites à la frontière des mathématiques et de la philosophie, que ce soit celle du hasard ou de l’infini. Il apparaît aussi que le commerce du “bon esprit” qu’était Méré a certainement contribué à la distinction fameuse que Pascal établira dans les Pensées entre “esprit de finesse” et “esprit de géométrie” : Méré est l’exemple même de ces “esprits fins [qui] ne sont pas géomètres [parce] qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie” (S. 670)” (Jean-Marc Chatelain).

Pour Méré, il ne s'agit pas de discuter du vrai et du faux. Le langage scientifique et la figure du savant sont proscrits dans la conversation des salons, par égard envers les personnes à qui l'on s'adresse. Le chevalier de Méré est très clair sur cette question de la recherche d'un plaisir immédiat dans la conversation quand il déclare à Pascal :

“je vous jure que ce n'est presque rien que cet art de raisonner par les règles, dont les petits esprits et les demi-savants font tant de cas” (Lettre XIX à M. Pascal).

Le chevalier de Méré défend donc, dans la conversation, un esprit d’esthète plutôt que de savant. La figure de l'Honnête homme prévaut, cultivé mais suffisamment humble pour rester à la portée de ses interlocuteurs. Il rappelle le lien essentiel de la conversation et du divertissement :

“J'appelle Conversation, tous les entretiens qu'ont toutes sortes de gens, qui se communiquent les uns aux autres, soit qu'on se rencontre par hasard, et qu'on ait que deux ou trois mots à se dire ; soit qu'on se promène ou qu'on voyage avec ses amis, ou même avec des personnes qu'on ne connaît pas ; soit qu'on se trouve à table avec des gens de bonne compagnie, soit qu'on aille voir des personnes qu'on aime, et c'est où l'on se communique le plus agréablement ; soit enfin que l'on se rende en quelque lieu d'assemblée, où l'on ne pense qu'à se divertir, comme en effet, c'est le principal but des entretiens.”

Cette position heurte les jansénistes qui recherchent au contraire une vérité par le débat de la conversation. La recherche esthétique dans l'expression donne une apparence de vérité à la fausseté même, qui serait ainsi masquée par l'éclat de la belle parole.

Le chevalier de Méré rappelle que l’art de la conversation découle de l’injonction faite à l’honnête homme de faire bonne figure : “quel avantage peut-on tirer d'avoir de l'esprit, quand on ne sait pas s'en servir à se faire aimer ?”. L’honnête homme “ne doit guère songer, du moins autant que cela dépend de lui, qu'à rendre heureux ceux qui l'écoutent.”

Plusieurs principes sont ainsi énoncés dans De la conversation. Une conversation sur un ton gai est plus difficile, et exige plus d'adresse et d'invention, qu'un discours soutenu. La plaisanterie doit être bien amenée et paraître spontanée (“le vif, le prompt, l'ardent, suprême agréable”), sinon elle risque d'être elle-même l'objet de railleries. Lorsqu'elle concerne quelqu'un, la plaisanterie ne doit pas fâcher ; on attend aussi de la personne visée par l'ironie qu'elle sache “entendre raillerie”.

Flatter est un exercice aussi difficile. Les compliments doivent contribuer au plaisir commun alors que rares sont les gens qui “veuillent souffrir qu'on les loue en leur présence, et les louanges ont presque toujours je ne sais quoi qui dégoûte”. Le chevalier de Méré rappelle ce principe de bon sens : “il ne faut pas être sans mérite, si l'on veut faire estimer les louanges qu'on donne”. Louer, plutôt que flatter, exige donc quelque talent et il faut y mettre “de l'adresse et de l'esprit, et rendre les louanges plus piquantes que douces. Il y a peu de belles femmes, peu d'honnêtes gens, et peu de grands princes, qui ne soient bien aises que leur nom brille dans le monde”.

La douceur (appelée “adoucissement”) et la modération sont requises : “les façons de parler qui adoucissent les sujets fâcheux ne sont pas seulement bonnes pour faire entendre ce qu’on ne veut pas déclarer ouvertement, mais aussi cette adresse plaît à tous ceux qui ont le sentiment délicat”.

Enfin, dans la conversation, le sujet doit s’effacer. Bossuet le répète aux consciences qu'il dirige : “Qu'importe au monde qui vous soyez, où vous soyez, ou même que vous soyez ? Cela lui est indifférent ; on n'y songe seulement pas. Peut-être aimerait-on mieux être tenu pour quelque chose étant blâmé, que d'être ce pur néant qu'on laisse là” (Discours sur la vie cachée en Dieu), ou Pascal : “le moi est haïssable (…) il est incommode aux autres (…) chaque moi est l'ennemi” (Pensées, “Mélanges”, 509). Madame du Deffand soulignait que dans les Essais de Montaigne “le je et le moi sont à chaque ligne”, alors que dans cette nouvelle société de cour, il ne faut jamais parler de soi-même. L’art de la conversation n’est pas vaniteux pour autant. Sa position philosophique est proche du scepticisme. Madame du Deffand rejette ainsi toute recherche philosophique de vérité ou de bonheur, et vante à cet égard la position de Montaigne :

“ce sont des rapsodies, si vous voulez, des contradictions perpétuelles ; mais il n'établit aucun système ; il cherche, il observe, et il reste dans le doute : il n'est utile à rien, j'en conviens, mais il détache de toute opinion et détruit la présomption du savoir” (lettre du 17 octobre 1766).

L’art de la conversation

L’art de la conversation proprement dit naît sous Louis XIV et prend fin à la Révolution française mais ses racines sont anciennes. Les romans de Chrétien de Troyes, au XIIe siècle, exaltent l'amour courtois (ou fin’amor, en occitan) qu’établissent des règles strictes. À leur suite, les Demandes d’amour, d’une forme plus légère, permettent aux dames et aux chevaliers de "joyeusement passer le temps ensemble". Cette tradition trouve elle-même ses sources dans l’antiquité puisque Chrétien de Troyes, par exemple, traduit Les Remèdes à l’amour d’Ovide, sous le titre Les Commandemanz Ovide, avant d'écrire ses romans arthuriens. À la Renaissance, les exemples se multiplient. Jacques Amyot traduit Daphnis et Chloé (1547) de Longus, Castiglione place la conversation au centre du Livre du Courtisan (1528), Érasme propose des règles de civilité dans De la Civilité puérile (1530). La liste est longue des circonstances ayant permis l’émergence d’un art de la conversation, appartenant spécifiquement à une société, une époque et une langue.

Marc Fumaroli définit ainsi l’art de la conversation à l’époque classique en France : “esprit de finesse et raillerie qui refuse l'esprit de sérieux sans renoncer à la suprême responsabilité de l'élégance, dans la galanterie du dialogue masculin-féminin” (Le Sablier renversé). Selon Madame de Staël, l’art de la conversation est typiquement français : les allemands “donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le temps nécessaire en fait de conversation c'est l'amusement ; si l'on dépasse cette mesure l'on tombe dans la discussion, dans l'entretien sérieux qui est plutôt une occupation utile qu'un art agréable” (De l’Allemagne). Cet art consacrant le “génie de la langue française” (Marc Fumaroli) a été favorisé par la libéralisation des mœurs à la mort de Richelieu (1642) et s'est développé grâce à l'émergence d'une société de cour rassemblant une noblesse devenue oisive :

“Pendant cette période d'un siècle et demi, la magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat” (Madame de La Fayette).

L’art de la conversation s’est répandu par le développement des Salons. Hommes et dames badinent, échangent des flatteries, des pointes, dans la recherche d'un plaisir réciproque, se défiant de la rhétorique du débat. Dans la conversation il ne s'agit pas de raisonner ou de s'exposer. La discussion reste une activité principalement hédoniste, comme le constate Madame du Deffand :

“Gouverner un état ou jouer à la toupie, me paraît égal ; mais c'est la pierre philosophale que de s'assurer de ne s'ennuyer jamais” (lettre du 3 mai 1767).

En même temps que les salons, une littérature de dialogues, mémoires, correspondances et essais devient un modèle d'éducation sociale pour les aristocrates. Toutes les études anciennes et récentes (des lettres de Madame du Deffand, aux Soirées littéraires de Sainte-Beuve ou aux essais de Marc Fumaroli) accordent une place centrale à la figure du chevalier de Méré dans l’art de la conversation, alors à son apothéose. Le chevalier de Méré dédicace son De la conversation à une femme car elles sont au centre des salons. Il souligne leur importance dans son traité :

“Je leur trouve une délicatesse d'esprit qui n'est pas si commune aux hommes. J'ai même pris garde en beaucoup de lieux, et parmi toutes sortes de conditions, qu'ordinairement les hommes n'ont pas tant de grâce à ce qu'ils font que les femmes, et qu'elles se connaissent plus finement qu'eux à bien faire les choses”.

Madame de Staël explique la disparition, à la Révolution française, de cette forme de sociabilité qu’est l’art de la conversation : “dans un pays où il y aura de la liberté, l'on s'occupera plus souvent, en société, des affaires politiques que de l'agrément des formes et des charmes de la plaisanteries” (Littérature). La Révolution française laissa place à la véhémence de l'orateur mais des salons subsistèrent. Madame de Staël tenta, comme Chateaubriand et Stendhal de “perpétuer et d'étendre par d'autres moyens le prestige des mœurs civiles, afin d'atténuer ce que pouvait avoir de brutal, de niveleur et de potentiellement barbare la brusque extension citoyenne de droits égalitaires abstraits” (Marc Fumaroli, Exercices). Une orientation plus favorable aux sensibilités masculines aurait cependant contribué à la disparition de la conversation classique : “la Révolution sera une revanche ostentatoire de la vertu virile et de l'éloquence masculine sur les grâces flexueuses des sopranos et le jacassement des hautes-contre de la conversation des salons de l'Ancien Régime” (ibid). Les derniers feux de cet art de la conversation brillent dans les salons d’À la Recherche du temps perdu.

BIBLIOGRAPHIE : 

Edmond Chamaillard, Le Chevalier de Méré, Niort, 1921 -- Jean-Marc Chatelain, Pascal, le cœur et la raison, Paris, 2016, nº 29 (notice pour l'édition des Lettres du chevalier de Méré de 1682 -- Antoine Gombaud, chevalier de Méré, Œuvres complètes (préface de Patrick Dandrey, Introduction de Charles-Henri Boudhors), Paris, 2008-- Marc Fumaroli, L’École du silence, Paris, 1989 -- Marc Fumaroli, Le Sablier renversé, Paris, 2013

WEBOGRAPHIE : Pierre Gapenne, L’Art de la conversation : http://preceptorat-pierre-gapenne.over-blog.com/2014/03/la-conversation-revue-schnock-idees-france-culture.html