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STENDHAL

Testaments III, IV et VII, signés trois fois “Henri Beyle” chacun

Troyes, Paris, 1817-1828

PRÉCIEUSE RÉUNION DE TROIS TESTAMENTS DE STENDHAL : DE L’INVENTION DE SON NOM À LA TENTATION DU SUICIDE

MANUSCRIT AUTOGRAPHE SIGNÉ


CONTENU : 

1. Testament de Stendhal en faveur de Louis Crozet. Troyes, 30 avril, 3 mai et 14 mai 1817

1 p. 1/2 in-8 (255 x 195mm), montée sur onglets. Encre brune, titre en place de l’adresse. Trois fois signé de Henri Beyle

Testament de Henri Beyle né à Grenoble le 23 janvier 1817 [pour 1783]
-----------------------------------------------------------------------------------------------
Je lègue et donne à Mr le Chr[evalier] Louis Crozet Ingénieur employé à Troyes la somme de mille écus, trois mille francs, sous la condition que dans les 400 jours qui suivront mon décès, il assistera dans l’église de la Rotonde à Rome, à une neuvaine dite pour le repos de mon âme. H. Beyle
Troyes, 3 mai 1817.
-----------------------------------------------------------------------------------------------
Je lègue et donne à M. Louis Crozet la somme de trois mille francs à payer huit mois après mon décès.
Troyes 30 avril 1817. H. Beyle.
Je le prie de faire dire une neuvaine pour mon âme et d’y assister à la Rotonde à Rome

Au verso :

Troyes le 14 mai 1817. Je lègue à M. L. Crozet Ingénieur la somme de trois mille francs, payable huit mois après mon décès. Henri BeyleCette mention est suivie d’un très long trait à l’encre, bien épais

Sur la 4e page, après avoir plié le document, Stendhal a inscrit :

Testament de Mr Henri Beyle 3 mai 1817

2. Testament de Stendhal en faveur de sa soeur Pauline et de Louis Crozet. Paris, 28 mai 1817

2 pp. in-8 (184 x 114mm), montées sur onglets. Encre brune, cachet de cire, titre en place de l’adresse. Trois fois signé de Henri Beyle

Testament de Henri Beyle né à Grenoble le 23 janvier 1783
-----------------------------------------------------------------------------------------------
Je donne tout ce dont je puis disposer et tout ce que j'aurai au jour de mon décès, à Madame Pauline veuve Périer. Je la prie de payer à Mr Louis Crozet ingénieur un legs de trois mille francs, je donne à M. Louis Crozet tous mes manuscrits et tout ce que M. Didot a imprimé pour moi. Ma sœur Pauline donnera des livres à mes amis

Paris le 28 mai 1817
H. Beyle
Signé comme témoin
L. G. de Barral

Sur la 4e page, après avoir plié le document, Stendhal a inscrit :

Testament de Mr Henri Beyle, propriétaire à Grenoble
H. Beyle

Et, en sens inverse :

Me Rousse, notaire, Croix des Petits-Champs

3. Testament de Stendhal en faveur de Romain Colomb. Paris, 4 septembre 1828

1 p. in-8 (259 x 210mm), montée sur onglets. Encre brune. Trois fois signé de Henri Beyle

Testament de H. Beyle
Paris le 4 septembre 1828.
Je donne et lègue ce qui peut m'être dû au jour de mon décès savoir
1° par M. Fuzier nég[ocian]t à St Ondras près La Tour du Pin Isère sur une pension viagère de 1.600 par an.
2° par le payeur de la Guerre de Paris pour une 1/2 solde ou réforme de 450 f. par an

À M. R. Colomb, mon cousin, rue Godot de Mauroy n° 39
Paris, le quatre septembre mille huit cent vingt huit
H. Beyle
Je dois à M. Léger 22 [rue] Vivienne qq [quelque] cent francs " [probablement le tailleur de ce nom, au 21 de la rue Vivienne]


RELIURES : Pour le premier testament : chemise marbré, dos long de maroquin noir avec titraison dorée. Pour les deuxième et troisième testaments : reliure signée de René Aussourd. Maroquin vert à grain long, titre doré dans un encadrement sur le plat supérieur, dos long. Chemise, étui

PROVENANCE : 

pour le deuxième testament : Dijon, 30 septembre 1989, n° 204

pour le troisième testament : Docteur Lucien-Graux (ex-libris ; Paris, 4 juin 1957, n° 113 : “précieuse page”. Il est reproduit à pleine page) -- Paris, 24-25 mars 1980, n° 310


“Faire parler le sphinx” (Auguste Cordier)

À la rubrique "Testaments", les Œuvres intimes de l'édition de la Pléiade recueillent vingt-et-une expressions des dernières volontés de Stendhal, écrites de 1810 à 1840. On a pu, à bon droit, parler "d'obsession testamentaire" (Serge Sérodes), de "fantasme précoce du testament" (Dictionnaire Stendhal), ou de “curieuse manie d’écriture funéraire” (Michel Crouzet). La vérité des testaments de Stendhal est beaucoup plus profonde :

“Qu’on se garde de les considérer comme le fruit d’une simple manie sans raison ni portée ou encore comme la manifestation d’une bizarrerie congénitale. À bien voir, chacun de ces testaments a une motivation profonde et va “au-delà” de la petite histoire. Les testaments sont peut-être l’une des expressions les plus significatives de l’égotisme stendhalien” (Victor de Litto).

Le concept d’égotisme - ou fait de parler de soi - doit l’essentiel de sa fortune à Stendhal. Dans l’un de ses derniers textes, Mémoires d’un touriste (1838), Stendhal précise : “ce n’est point par égotisme que je dis “je”, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de raconter vite”. Le testament consacre de façon radicale l’égotisme stendhalien en tant qu’il est le lieu par excellence de l’expression directe du moi en un résumé lapidaire de sa propre vie.

La rédaction d’un testament n’a rien d’anodin. La proximité de la mort sacralise la parole testamentaire, d’autant plus quand celle-ci annonce un suicide : “le ton vital devient lui-même une écriture impérieuse”, souligne Julien Gracq, grand lecteur de Stendhal. Les testaments de Stendhal appartiennent bien à cette “écriture impérieuse”. Ils n’organisent pas les suites d’une mort lointaine et abstraite, régie par le droit, mais s’inscrivent dans l’urgence d’une mort imminente. D’autre part, l’objectif d’un testament, généralement, est de léguer quelque-chose. Or, la singularité des testaments de Stendhal est qu’il n’a presque rien à léguer : des livres ordinaires, ses manuscrits en cours, une demi-solde de l’armée, une petite rente dans l’Isère et des dettes. Le contenu de sa succession ne nécessitait pas une telle répétition de testaments. La motivation de ces legs est bien à trouver autre part : les testaments de Stendhal n’établissent pas tant un acte juridique qu’ils ne révèlent une crise existentielle. Auguste Cordier concluait dès la première étude des testaments de Stendhal, en 1900 :

“Il deviendra aisé de déchiffrer le hiéroglyphe, de faire parler le sphinx. Nous comprendrons les demi-mots, nous devinerons ce qui n’est pas dit, et l’on demeurera surpris devant cette vérité : ces testaments sont tous un cri de désespoir”

Les testaments : du romanesque au journal

Stendhal se tient dans son œuvre, “comme Dieu dans l’univers, présent partout”, pour reprendre en partie la célèbre formule de Flaubert. Sa présence, dans ses romans, se fait notamment sentir par le style indirect libre, et, plus directement, dans ses autres écrits. Sa production romanesque se trouve “enguirlandée de toutes parts, comme une forêt de ses lianes, par l’arabesque sans commencement ni fin, l’inépuisable fioriture de son moi” (Julien Gracq).

Quoi de plus romanesque qu’un testament quand il annonce une mort imminente ? Les genres, chez Stendhal, sont poreux, justement, par ce beylisme qui circule d’une œuvre à l’autre. Armance (1827) par exemple, ne contient pas moins de quatre testaments et deux suicides. Tout, au fond, chez Stendhal, est journal, et tout est romanesque. On ne peut pas séparer les différentes facettes de ce que fut Stendhal tant sa vie et ses écrits sont entremêlés, ce que relève Auguste Cordier : “toujours cet homme en arrêt sur ses moindres actes, les notant, les enregistrant, les commentant”. Il n’y a donc pas d’écrit insignifiant ou mineur chez Stendhal. Le “moindre fragment” (Julien Gracq) de Stendhal est essentiel. Contrairement à Victor Hugo, Flaubert ou Proust, on ne peut pas, chez lui, séparer les manifestations de la vie et la composition de l’œuvre. Julien Gracq nomme ce phénomène “effet d’intégration” :

“L’effet d’intégration qui ne s’exerce à aucun degré sur les Choses vues de Hugo ou les récits de voyages de Flaubert, lesquels restent hétérogènes à leur massif central, s’exerce à plein sur le moindre fragment de Stendhal, qui accourt de lui-même faire bloc, indissociablement, avec la masse pourtant singulièrement réduite de ses oeuvres maîtresses”

La mention “au jour de mon décès”, portée par Stendhal sur les deux derniers testaments, les charge d’une force dramatique, en même temps qu’elle les assimile à une page du Journal. “Au jour de mon décès” rappelle cette autre inscription qu’inscrivit Stendhal sur son exemplaire de De l’amour, quand il apprit la mort de Matilde : “1er mai 1825. Death of the author”. Souvent ces notes de Stendhal associent, dans une formule lapidaire, une date et un événement. On lit par exemple, sur la garde de son exemplaire de Homère : “14 7bre 1813, anniversaire of our ingresso in Moskova”, célébrant son entrée dans Moscou l’année précédente ; ou cette géniale formule portée dans son Journal  : “22 mai 1819. Je suis mad by love” qui sonne comme une devise. Notes dans les livres, formules du journal et testaments poursuivent la même expression de lui-même sur différents supports, selon les circonstances de sa vie : “Au fond, cette collection de testaments est un journal de sa propre mort” (Michel Crouzet).

L’absolu du Testament

L’écriture testamentaire place Stendhal dans un temps d’arrêt, en suspens entre un avant et un après. Le testament fait entendre une voix du passé par anticipation, dans un temps de pure création, assimilable au futur antérieur. Stendhal ne meurt pas parce qu’il y a un doute sur la personne condamnée. Peut-être, celui qui s’apprête à mourir n’existe-t-il pas réellement, n’est-il pas encore advenu : “le génie du soupçon est venu au monde” (Souvenirs d’égotisme) avec Stendhal. On connaît les répercussions qu’il aura un siècle plus tard sur les écrivains du Nouveau Roman et la disparition du personnage. Le testament, littérairement, porte ce soupçon. Le moi biographique, sur le point de s’anéantir, se métamorphose en un je” littéraire.

Julien Sorel, trois jours avant sa mort, enfermé dans son cachot, laisse son esprit vagabonder vers des considérations de langage :

“C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J’ai été guillotiné. Pourquoi pas, reprit Julien, s’il y a une autre vie ?… Julien rit de bon cœur de cette saillie de son esprit. En vérité, l’homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette réflexion maligne ?” (Le Rouge et le Noir, chapitre XLII).

“J’ai été guillotiné” : on ne peut pas le dire réellement mais une “saillie de l’esprit”, salvatrice, peut le formuler. Stendhal ne se tue pas parce qu’il écrit qu’il s’est tué : “le testament serait un remède au suicide” (Michel Crouzet). Il conduit Stendhal à l’œuvre littéraire.

Toute écriture de Stendhal, singulièrement celle de ses testaments, est marquée de cette duplicité constitutive du beylisme - et leitmotiv de la modernité : “l’homme a deux êtres en lui”. L’extraordinaire rire final du Rouge et le Noir éclate au moment où Julien prend conscience de cette duplicité. Le rire, comme le testament, est le lieu de réconciliation d’un moi divisé. Quelques pages plus loin, Julien peut mourir serein :

“tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation”.

La remarquable succession des deux adverbes “simplement, convenablement”, ralentit un moment dramatique et, du même coup, le rend étrange. Julien Gracq souligne cette désinvolture récurrente chez Stendhal :

“Un des traits de Stendhal qui, dans l’écriture, l’apparentent le plus étroitement au dix-huitième siècle, est la désinvolture avec laquelle il évoque toujours la mort violente, à la guerre, en duel, par assassinat, suicide ou exécution ; c’est toujours chez lui le ton de l’abbé Prévost “Tiens, voilà Lescaut : il ira ce soir souper chez les anges !”

La mort de Julien Sorel est devenue caduque, quasiment indifférente, si bien que Stendhal la balaie par une remarquable ellipse. Il ne la décrit pas. On imagine que Julien Sorel meurt heureux.

Les deux testaments de 1817

Les crises “testamentaires” de Stendhal ont toujours pour causes conjuguées ses amours, sa situation financière et son œuvre.

Les deux premiers testaments, datés d’avril et mai 1817, sont à mettre en regard de sa naissance comme écrivain. Ils furent écrits, successivement, lors d’un séjour de Stendhal en France, à Troyes et à Paris.

En 1817, Stendhal quitte momentanément Milan, où il réside depuis 1814, pour remettre des manuscrits à Didot et récupérer de l’argent auprès de son père, à Grenoble. Sa devise était jusqu’alors : “vivre, écrire, aimer”. Mais son rêve d’amour avec Angela Pietragrua s’est effondré dès son arrivée à Milan : “catin sublime, certes, mais elle allait être de plus en plus catin et de moins en moins sublime” (Michel Crouzet). Trois ans allaient s’écouler avant qu’il ne rencontre Matilde. Ces années milanaises furent à quelques égards des années de désastre : sa rupture avec Angela, l’échec du retour de Napoléon (Stendhal hait la Restauration mais s’est tout de même abstenu de rallier les Cent-Jours), son père qui bloque l’héritage dont la grande maison des Gagnon. On remarque d’ailleurs que Stendhal indique bien la mention “propriétaire à Grenoble” en bas de son testament du 28 mai 1817, en référence à cette maison : “n’oublions pas que dans ces années, en France et en Italie, chaque fois qu’il doit prendre une qualité officielle, ne serait-ce que lors de son arrivée dans une ville, Stendhal se dit propriétaire” (Michel Crouzet).

Que lui reste-t-il en 1817 ? Les dossiers vert pomme de l’Histoire de la peinture en Italie qu’il a achetés en 1811 et qu’il a repris à son arrivée à Milan en 1814 :

“pris d’une rage de travail, en ce temps “de maladie et de passion”, fuyant la colère impuissante qui le menace, tant “la bêtise générale” monte de partout, il termine son livre et, dès juin 1816, il conclut un contrat avec Didot” (Michel Crouzet).

Stendhal rédige son essai dans des “crises de fureur laborieuse” (ibid.). Son ami Louis Crozet, ingénieur à Plancy-sur-Aube, lui sert, à distance, d’agent littéraire, de critique, de correcteur, de copiste et même de modérateur quand certains passages sont jugés trop libéraux (ce qui le place, légitimement, comme bénéficiaire de ces manuscrits dans le deuxième testament). Fin avril-début mai 1817, Stendhal quitte donc l’Italie pour la France. Il rend visite à Louis Crozet, à Troyes, pour deux raisons : mettre la main à la dernière partie de son Histoire de la peinture en Italie et rencontrer la femme que son ami, une certaine Praxède Payan, a épousée quelques mois plus tôt, en décembre 1816. Stendhal se réjouit de ce mariage : “loin de ressentir de l’amertume à l’annonce des fiançailles puis du mariage de son ami, Beyle, au contraire, semble avoir éprouvé beaucoup d’affection pour la future Mme Crozet” (H. Baudoin).

Stendhal écrit donc son premier testament quand il séjourne à Troyes chez Louis Crozet. Par un lapsus remarquable, il se trompe dans son année de naissance. À la place de 1783, il inscrit “né à Grenoble le 23 janvier 1817”. Quelque chose d’obsessionnel frappe à la lecture de ce premier testament. D’abord, il est formé de trois testaments en un, quasiment les mêmes, rédigés à la suite les uns des autres sur la même page. Le manuscrit est daté quatre fois, successivement : 3 mai 1817, 30 avril 1817, 14 mai 1817 puis à nouveau le 3 mai 1817. Il porte trois fois la mention de Troyes comme lieu de rédaction, et son ami Louis Crozet est trois fois désigné comme exécuteur testamentaire. En quinze jours, Stendhal répète le même propos qu’il signe et date à chaque fois. Des traits horizontaux séparent ces rédactions successives. Une pensée récurrente anime manifestement Stendhal, tout le temps qu’il séjourne à Troyes.

Le mariage et la vie maritale de son ami ne le laissent sûrement pas indifférent. Cette pensée développe chez lui celle de sa propre mort. Autre fait étonnant dans ce testament est le legs “sous condition” à Louis Crozet. Que Stendhal lègue une somme d’argent à son ami et collaborateur, ne surprend pas. Mais pourquoi cette somme, et pourquoi sous la condition d’une neuvaine de messes dites à Rome “pour le repos de son âme” ? On sait Stendhal peu porté vers la religion, absente de son Journal et de son œuvre de fiction. Henri Baudoin avance l’hypothèse suivante :

“Beyle aurait voulu voir Crozet et sa charmante épouse visiter à leur tour cette Italie qu’il aimait tant. Mais il connaissait bien son ami, il le savait casanier et aussi que ce n’était pas Praxède qui entraînerait son époux dans une de vie de voyages et d’aventures. Il mit donc dans son testament cette clause insolite pour faire sortir Crozet malgré lui de ses petites habitudes et de son existence routinière de fonctionnaire provincial. Du reste, si l’on réfléchit bien, on s’aperçoit que la somme de trois mille francs, léguée, représente exactement le montant des frais pour deux personnes d’un voyage de trois mois en Italie”.

Puis Stendhal quitte Troyes et se rend à Paris pour faire éditer, Histoire de la peinture en Italie, à compte d’auteur, par Pierre Didot. C’est l’objet du deuxième testament. Alors que le premier testament parlait d’argent et de la “neuvaine de messes”, ce deuxième testament a pour sujet principal les écrits de Stendhal : “je donne à M. Louis Crozet tous mes manuscrits et tout ce que M. Didot a imprimé pour moi”. Dans le temps qui sépare ces deux testaments, soit quinze jours, Stendhal est devenu écrivain. Histoire de la peinture en Italie paraît le 2 août, signé “M.B.A.A.”, c’est-à-dire “M. Beyle Ancien Auditeur”, en rappel à l’Empereur déchu. Un mois plus tard, le 13 septembre 1817, Rome, Naples et Florence est publié, et porte, pour la première fois la signature de “M. de Stendhal, officier de cavalerie”. Stendhal est né. Ce deuxième testament officialise, en quelque sorte, sa véritable entrée dans le monde des lettres, et protège son nom d’écrivain. À l’automne, Stendhal repart à Milan, avec Pauline.

Troisième testament : 4 septembre 1828

Le troisième testament est de loin le plus désespéré des trois ici présentés. L’imminence d’un suicide ne fait aucun doute. La dette de “quelques cents francs” qu’il laisse chez un tailleur, et dont il ne peut s’acquitter, va clairement dans ce sens.

En 1821, Stendhal quitte définitivement Milan. Pendant une décennie, de 1821 à 1831, il ne parvient pas à trouver une situation dont les compromis n’entraveraient pas trop sa liberté : il faut nécessairement “être un peu boueux pour parvenir”, écrira-il, une fois consul à Civitavecchia (lettre du 2 Juin 1832 au Marquis del Monte). Or Stendhal ne veut pas se salir. Ses héros ont gardé quelque-chose de l’Ancien Régime qui les différencie des lourds bourgeois de Balzac :

“si on prend pour exemple Le Rouge et le Noir, force est bien de constater, malgré le réalisme apparent de l’ensemble, que les deux vraies réalités balzaciennes, l’argent et la promotion sociale, y sont traités sur le pur mode des contes de fées. Malgré tous les calculs de son ambition, l’argent ne parvient à Julien Sorel que sous la forme anonyme d’une mystérieuse lettre de change - la promotion, par le coup de baguette d’une convocation non moins mystérieuse chez le marquis de La Molle. Il n’y a d’ailleurs à aucun moment, dans la carrière de l’“arriviste” Julien Sorel, la moindre relation entre la volonté et les résultats… La seule morale sociale qu’on peut tirer de ses livres [ceux de Stendhal] est que les buts ne servent à rien, si ce n’est à communiquer à une vie le mouvement au cours duquel le bonheur a chance de se présenter à la traverse” (Julien Gracq).

En 1828, et depuis son retour à Paris en 1821, le bonheur tarde à “se présenter à la traverse”. 1828 est probablement la pire année qu’ait connue Stendhal. Entre août et décembre 1828, il rédige quatre testaments. Sa gêne est grande, comparée à ses années milanaises : “on ne se représente pas assez sa solitude due à la gêne matérielle, au célibat, à sa situation constamment hors jeu” (Julien Gracq). Ses ressources sont le cumul des deux petits revenus qu’il mentionne dans son testament du 4 septembre 1828. Le premier consiste en une rente viagère de 1.600 francs, produite par l’héritage Gagnon, placée en 1815 à 10/100 auprès d’un obscur bourgeois de campagne, un certain Fuzier, maire du village isérois de Sainy-Ondras. Son second revenu est la maigre pension militaire qu’il perçoit. Celle-ci a été réduite de moitié, soit 450 francs, au prétexte qu’il n’a servi que treize ans, sept mois et vingt-huit jours et non pas les quatorze ans exigés. On peut penser que ses années napoléoniennes ne plaidèrent pas en sa faveur sous le règne de Charles X. Stendhal percevait par ailleurs quelques revenus irréguliers d’articles qu’il donnait au New Monthly Review, dirigé par Colburn, célèbre libraire de Londres. Mais en juillet 1828, Colburn fait faillite et ne lui paie pas ses derniers travaux. Enfin, les livres sur l’Italie que Stendhal a publiés ne se vendent pas du tout. On connaît les dettes qu’il contracta auprès de Didot et qu’il mit près de quinze ans à honorer.

Julien Gracq remarquait que la chute de Napoléon avait été une chance pour la littérature : “Stendhal était en train de se pousser joliment, quoi qu’on dise, dans les riz-pain-sel de la Grande Armée. On ne parle guère chez les beylistes de cette longue période de 1806 à 1814, d’où la littérature s’absente”.

En 1828, Stendhal, âgé de quarante-cinq ans, poursuit cette vie d’“éternel marginal” (Julien Gracq.). Il est bien loin du chiffre idéal de 6.000 francs annuels qu’il s’était fixé, dans son jeune âge, comme le revenu obligatoire d’un membre de la “classe pensante”. Ce chiffre avait été calculé comme plancher mais aussi comme plafond pour être libéré de la question de l’argent :

“Le riche et le pauvre son également prisonniers de la peur : aussi le riche n’est-il jamais assez riche, il se vend à sa richesse et ne pense qu’à elle… Cette humiliante panique du Moi qui ne peut plus habiter l’avenir, devient, selon Stendhal, la cause de l’avarice. Seul échappe à ce désastre du bonheur, le bienheureux possesseur de 6.000 francs par an” (Michel Crouzet).

Ce testament, à la date du 4 septembre 1828, sonne “le désastre du bonheur” pour Stendhal. Il ne mentionne pas d’argent. Le peu que Stendhal possède alors est virtuel : une rente viagère et une demi-solde militaire qu’on lui doit. Stendhal n’évoque même plus ses livres et ses manuscrits. Il n’a rien à léguer sinon le vide de sa fortune. Il laisse en outre une petite dette contractée auprès d’un tailleur : " Je dois à M. Léger 22 [rue] Vivienne qq [quelque] cent francs". Remarquons que cette apostille de la dette, en bas du testament, joue le rôle du “petit fait vrai”, la saillie de réel, que préconisait Stendhal pour créer l’illusion de la réalité dans les romans.

Par un revers de fortune, sa situation change du tout au tout quelques mois plus tard. Grâce à Romain Colomb, justement bénéficiaire de ce troisième testament, il a placé des articles dans des journaux français, des nouvelles et enfin vendu un livre : en juillet 1828, Stendhal avait soumis, à Romain Colomb, son projet d’écrire un nouveau livre à partir de la matière qui lui restait de Rome, Naples et Florence. Romain Colomb lui conseilla de le développer en un guide complet. Il l’aida à réunir les matériaux. Ils travaillèrent tous deux près d’un an aux Promenades dans Rome. L’impression commença en juin ou juillet 1829, et le livre parut en septembre. Le succès fut immédiat, pas tant par sa vente que par sa notoriété. Stendhal toucha 1.500 francs de son éditeur. En ce début de l’année 1829, il rencontra Alberte de Rubempré. Un an plus tard, à la fin de 1829, il a l’idée, à Marseille, d’un roman qui sera Le Rouge et le Noir. La Révolution de Juillet 1830 le sort définitivement de cette crise. Stendhal part pour Trieste puis Civitavecchia où il est nommé consul. 1830 est à l’extrême opposé de 1828 “son point le plus élevé, un moment qu’il ne retrouvera jamais plus” (Michel Crouzet). Stendhal dira pourtant, dans Souvenirs d’égotisme, à propos de sa situation de 1830 : “je n’avais que le strict nécessaire”. Les exemples ne manquent pas, dans la littérature, où la limite du manque, “le strict nécessaire”, produisirent des chefs-d’œuvre.

Quel plus grand fantasme pour un écrivain que d’écrire sa mort ? Dans ce troisième testament, Stendhal enclôt son nom, “Henri Beyle”, dans le dessin d’une stèle. Par cette mise-en-scène de lui-même mort, l’écrivain échappe à sa mort réelle. Apollinaire, un siècle plus tard, dans L’Enchanteur pourrissant (1909), s’imaginera sous terre, écoutant le cortège de pleurs sur sa tombe. Dans un de ses Calligrammes, il écrira son nom au centre d’un miroir, dans une autre manière de se ressaisir lui-même.

La tentation de la gâchette est le point d’appui sur lequel Stendhal va relancer sa vie. Le canon est détourné in extremis vers le papier où “rien en définitive ne peut se passer très mal, où l’amour renaît de ses cendres, où même le malheur vrai se transforme en regret souriant” (Julien Gracq). Stendhal est le “romancier du bonheur” (ibid). Ses testaments, qu’ils ressemblent ou non à une stèle, constituent l’ombre de son “monde mystérieusement ensoleillé” (ibid.)

BIBLIOGRAPHIE : 

Correspondance générale, Paris, 1999, t. III, nos 1084, 1087 et 1489 -- Œuvres intimes, II, Paris, 1982, p. 1544 et suiv. : chacun des trois testaments est numéroté et retranscrit : n° III, p. 991, n° IV, p. 992, et n° VII, p. 995 (sur XXI testaments aujourd’hui connus) -- Henri Baudouin, “À propos d’un testament inédit de Stendhal”, Stendhal Club, n° 46, janvier 1970, pp. 117 et suiv. -- Auguste Cordier, Comment a vécu Stendhal, Genève, 1998, p. 17 (pour le deuxième testament) -- Victor del Litto, Une Somme stendhalienne. Études et documents 1935-2000, II, Paris, 2002, pp. 1361 et suiv. -- Michel Crouzet, M. Myself ou La Vie de Stendhal, Paris, 2012 -- Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, 1980 -- Yves du Parc et André Doyon, “Testaments et succession d’Henri Beyle”, in Stendhal Club, n° 22, 15 janvier 1964