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EMERSON, Ralph Waldo

Essays, Lectures and Orations

Londres, William S. Orr and Co, Amen Corner, 1851

EXEMPLAIRE DE BAUDELAIRE, RELIÉ ET SIGNÉ PAR LORTIC, AVEC SON MONOGRAMME “CB” EN QUEUE DU DOS.

BAUDELAIRE ET LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

In-8 (175 x 110mm)

COLLATION : A4 B-Z82A-N8 O4 : (1) f. (titre), IV-VI, 2-568 pp. : 288 ff.
RELIURE STRICTEMENT DE L’ÉPOQUE SIGNÉE DE LORTIC, en queue du dos. Dos de maroquin vert à cinq nerfs, chiffre “C.B.” en queue du dos, plats de papier marbré, tranche supérieure dorée. Boîte
PROVENANCE : Charles Baudelaire (chiffre en queue du dos) -- Fonds Aupick-Ancelle (Paris, 1er décembre 2009, n° 92)

Charles Baudelaire créa le verbe “américaniser” dans un Salon intitulé “Exposition universelle, 1855. Beaux-arts”, publié dans Le Pays, le 26 mai 1855 :

“Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel”.

Baudelaire parle d’américanisation dans un article contre le progrès, “ce fanal obscur”, en ciblant le matérialisme technique américain et la corruption culturelle, morale et spirituelle qui l'accompagne. Cette religion du progrès, célébrée par la grand-messe de l’Exposition universelle de 1855, relève pour lui d’une imposture. Le progrès, s’il pouvait exister, ne serait en aucun cas d’ordre matériel mais moral : “Baudelaire tourne délibérément le dos au progrès. Il est hanté par le péché originel” (Pichois).

L’Amérique, pour Baudelaire, c’est d’abord Edgar Allan Poe. La place du poète de Baltimore fut tellement importante dans l’élaboration de sa pensée qu’elle éclipsa, pendant un temps, presque tous les autres poètes d’outre-Atlantique. Sa découverte de Ralph Waldo Emerson se fit par le biais d’Edgar Allan Poe, d’abord comme un anti-Poe (“je suis incapable de m’attendrir sur des végétaux”, écrit-il dans une lettre de 1854). Ce n’est pas du côté de la nature que s’établit le lien entre Baudelaire et Emerson mais du côté pratique du “conduct of life”.

Ralph Waldo Emerson (1803-1882) fut le plus éminent philosophe américain du XIXe siècle. Il fonda le transcendantalisme, avec son disciple David Henry Thoreau (1817-1862) et quelques autres : mouvement à la recherche d’une conduite harmonieuse entre l'homme et la nature. Ils mirent en pratique une sagesse moderne envisageant différents domaines de l’existence comme le travail, la vie domestique ou la vieillesse. Dans Walden, Thoreau rappelait qu’“être philosophe, c'est résoudre quelques-uns des problèmes de la vie non seulement en théorie, mais en pratique”. Cette insistance sur la dimension pratique de la philosophie retiendra l’intérêt croissant de Baudelaire. Ralph Waldo Emerson émit également la prophétie qu’un grand poète américain viendrait servir le bien commun. Walt Whitman répondit à cet appel par une lettre ouverte à Emerson dans la réédition des Leaves of grass de 1856 : “the work of my life is making poems… Master, I am a man who has perfect faith”.

Un premier article critique sur Edgar Poe parut en France, en 1846, dans la Revue des Deux Mondes ; l’année suivante, la même revue fit paraître un article intitulé Un penseur et poète américain : Ralph Waldo Emerson par Émile Montégut. En 1848, Emerson fit un séjour d’un mois à Paris, en pleine révolution, mais ne rencontra pas Baudelaire – pourtant déjà très au courant de l’actualité des écrivains d’Amérique. En juillet 1848 paraît la première traduction par Baudelaire d’un récit de Poe, Révélation magnétique, dans la revue La Liberté de penser. Bien qu’il ne soit pas le premier traducteur de Poe, ni son découvreur, Baudelaire devient son traducteur attitré et contribue à sa gloire en France. L’auteur américain jouit d’une grande popularité en France qu’il n’avait pas dans son pays d'origine.

En 1850, Émile Montégut publia un autre article dans la Revue des Deux Mondes intitulé Du Culte des héros : Carlyle et Emerson, puis, en 1851, une première traduction en français des Essais d’Emerson. Baudelaire la remarqua puisqu’il signala cette traduction dans la revue Le Hibou philosophe, de 1852. Il faudra attendre les années 1860 pour que soit publiée, en français, par Lacroix, une plus grande partie de l’œuvre d’Emerson. Baudelaire n’attendit pas les traductions françaises et préféra acquérir une édition en anglais parmi les premières parues du philosophe américain.

Le nom d’Emerson apparaît pour la première fois sous la plume de Baudelaire en 1851, à propos de son article sur Poe : “Le Corbeau est un vaste succès. De l’aveu de MM. Longfellow et Emerson, c’est une merveille”. On suppose que Baudelaire ne développa pas plus profondément, à cette époque, sa compréhension du travail d'Emerson à cause de l’importance qu’il donnait à Poe - lequel n’aimait pas Emerson. Ce contre-temps repoussa la rencontre intellectuelle de Baudelaire et Emerson à la fin des années 1850.

Baudelaire rédige après la parution des Fleurs du mal ses deux derniers ouvrages, qui sont en réalité des recueils de notes et d'aphorismes inédits : Mon cœur mis à nu et Fusées, réunis par ses éditeurs sous le titre de Journaux intimes. Ces écrits fragmentaires concernent les lectures de Baudelaire, ses idées d'œuvres futures, ses notes personnelles et ses commentaires sur des événements politiques et sociaux de la fin des années 1850 au début des années 1860. Baudelaire, après la publication des Fleurs du mal, traverse un moment de crise. Il s’appuie sur l’éthique d’Emerson, essentiellement fondée sur le travail, pour à nouveau régler son existence. Plusieurs pages de Mon cœur mis à nu et Fusées lui sont consacrées, soit par des citations d’Emerson, directement en anglais, soit par une reformulation d’Emerson, en français. Baudelaire rapporte ses répliques emersoniennes préférées, en anglais, à la fin des Fusées, dans une section intitulée “Hygiène, Conduite, Méthode”.

Baudelaire s’approprie Emerson en réécrivant certains de ses aphorismes : “Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition” (Fusées,I). Il citera cette même formule, mais dans sa version anglaise d’origine, dans son article L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix (L’Opinion nationale, 1863) : “The one prudence in life is concentration ; the one evil is dissipation”, dit le philosophe américain que nous avons déjà cité. M. Delacroix aurait pu écrire cette maxime ; mais, certes, il l’a austèrement pratiquée”.

Baudelaire revient souvent, dans son journal, à cette éthique de la concentration dans le travail. Les Fusées citent Emerson citant lui-même les pensées d’un poète écossais, Thomas Campbel : “La pensée de Campbell (The Conduct of Life)”. Baudelaire note cette citation par ricochet, à la fin de son journal : “The poet Campbell said that “a man accustomed to work was equal to any achievement he resolved on, and, that, for himself, necessity, not inspiration, was the prompter of his muse"” (Hygiène, IV).

On retrouve à nouveau cette question de la concentration emersonienne dans Mon cœur mis à nu : "De la vaporisation et de la concentration du Moi. Tout est là", écrit Baudelaire en écho à Emerson : "Concentration is the secret of strength… in all management of human affairs". Il poursuit : “Plus on travaille, mieux on travaille, et plus on veut travailler. Plus on produit, plus on devient fécond”, puis "Si tu travaillais tous les jours, la vie te serait plus supportable". Il suit les exhortations d'Emerson envers la recherche de l'autonomie : "Insist on yourself ; never imitate. Your own gift you can present every moment with the cumulative force of a whole life's cultivation", qu’il réécrit : "avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même". Ainsi, tout au long des Fusées et de Mon Cœur mis à nu, Baudelaire s’appuie sur Emerson pour affermir sa propre volonté.

L’article sur Delacroix, précédemment mentionné, trouve deux références à Emerson, montrant la préoccupation continue de Baudelaire envers sa philosophie pratique dans les années 1860. Surtout, Baudelaire admire une qualité (parmi tant d’autres) chez Delacroix, en lien avec l’éthique de la concentration d’Emerson :

"Ce qui marque le plus visiblement le style de Delacroix, c’est la concision et une espèce d’intensité sans ostentation, résultat habituel de la concentration de toutes les forces spirituelles vers un point donné. “The hero is he who is immovably centered” dit le moraliste d'outre-mer Emerson, bien qu'il passe pour chef de l'ennuyeuse école bostonienne, n'en a pas moins une certaine pointe à la Sénèque, propre à aiguillonner la méditation. La maxime que le chef américain du Transcendentalisme a appliqué à la conduite de la vie et au domaine des affaires peut également s'appliquer au domaine de la poésie et de l'art. On pourrait dire aussi bien : “le héros littéraire, c’est-à-dire le véritable écrivain, est celui est immuablement concentré.”” (L’Opinion nationale, 1863)

Baudelaire poursuit en traduisant la citation d'Emerson (“Le héros est celui-là qui est immuablement concentré”) et la répète deux fois au paragraphe suivant ; elle agit comme un leitmotiv, ponctuant une qualité de Delacroix et d'Emerson que Baudelaire ne se sent pas posséder lui-même.

Ce livre possède son certificat d’exportation.

BIBLIOGRAPHIE : 

Dudley M. Marchi, Baudelaire, Emerson, and the French-American connection : contrary affinities, New York, 2011 -- Margaret Gilman, “Baudelaire and Emerson”, Romanic review, NY, 1943, vol. 34 -- pour le terme “américaniser” voir Baudelaire, Œuvres complètes II, 1976, p. 580 -- Michel Brix, “Baudelaire, « disciple » d’Edgar Poe ?” in Persée, no 122, 2003, pp. 55-69 : https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2003_num_33_122_1221