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À l’ombre des jeunes filles en fleurs
UN FRAGMENT INÉDIT D’À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS : REMARQUABLE MANUSCRIT AUTOGRAPHE DE MARCEL PROUST.
DIALOGUE ENTRE LES DEUX PERSONNAGES MASCULINS LES PLUS IMPORTANTS D’À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU, SWANN ET LE NARRATEUR : “JE N’AVAIS DE PLAISIR QUE PAR L’IMAGINATION. MAIS C’ÉTAIT À ELLE JUSTEMENT QUE SWANN PARLAIT”.
PROUST EN UN FRAGMENT : LE PROCESSUS D’ÉCRITURE DE L’ŒUVRE : SWANN, LES SALONS ET LE KALÉIDOSCOPE
MANUSCRIT AUTOGRAPHE
Un placard carré formé de deux fragments collés bout-à-bout. Papier fort blanc, encre noire, 28 lignes, 7 ratures (2 pp. in-12 collées, 169 x 166 mm)
“Et voyant combien peu de plaisir j’avais dans la conversation, dans les réunions mondaines, j’aurais bien dû penser, comme ceux que le voyage déçoit, et qui ont tort de mettre leur espoir en d’autres pays, que j’étais probablement de ceux qui ne pensent guère trouver de grands plaisirs avec les arts, qui font leur lumière, leur électricité eux-mêmes, et que tous les salons me décevraient également parce que je n’avais de plaisir que par mon imagination. Mais comme c’était à elle justement que Swann parlait, il arrivait à me faire considérer chacun de ces salons comme quelque chose de particulier, d’incroyable, pénétré d’un charme esthétique (comme il faisait pour les toilettes des femmes et pour leur beauté). Quand je lui demandais si telles ou telles grandes dames allaient là, il me répondait : “Oh ! non, pas du tout. Il n’y a jamais qu’une dizaine de personnes” (et cela tenait souvent à ce que la dame illustre mais déclassée ou capricieuse, n’avait gardé de ses brillantes relations que quelques épaves). “Je vais vous dire qui va là tous les jours de la vie à 5 heures”. Et les noms qu’il me citait ne m’étaient pas inconnus. On les voyait à certaines fêtes. Mais isolés ainsi, confinés dans un petit nombre d’autres, ils faisaient dans mon imagination, à chacun de nos salons, une figure différente, comme celles que les mêmes petits morceaux de verre, selon la façon dont ils sont disposés, composent dans le kaléidoscope. Je sentais d’ailleurs que c’était des salons qui s’ils devaient être infiniment curieux n’étaient pas, malgré leur retrait au fond de vieux jardins où il fallait montrer patte blanche avant d’être introduit grâce à des signes maçonniques (certains objets exposés sur la croisée indiquaient aux intimes si la maîtresse de maison était vraiment sortie), n’étaient pas des salons fermés dans le sens de la haute élégance. Et comme c’était ceux-là que je voyais Swann rechercher, qu’avec cela il recevait, en y attachant une grande importance pour sa femme, le monde officiel le moins élégant, malgré ses relations avec les Princes d’Orléans (qui comme tous les souverains ont eu des intimes qu’on ne recevait pas volontiers dans le grand monde, bien des amis du duc d’Aumale en feraient foi)”
PROVENANCE : ancienne collection Bernard Malle
[JOINT :] Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Paris, Gallimard, 1919. Exemplaire réimposé sur grand papier. In-8 (212 x 162mm). Un des 128 exemplaires réimposés sur papier Lafuma de Voiron pur fil, celui-ci numéroté 79. Maroquin janséniste aubergine, dos à nerfs, tranche supérieure dorée, couverture et dos conservés. Provenance : “SR” (ex-libris non identifié)
Ce passage inédit d’À la recherche du temps perdu correspond à un état intermédiaire de la rédaction d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, datant des années 1910-1911. Son sujet, une conversation entre Swann et le narrateur à propos des salons, sera développé sous une autre forme dans le livre : “À la recherche du temps perdu, souligne Jean-Yves Tadié, est la somme de ses états successifs, versions primitives, brouillons, notes éparses, livres sous le livre… peut-être n’y a-t-il rien que l’auteur ait laissé perdre.”
On observe un changement de perspective dans la façon qu’a Proust d’aborder l’un des aspects centraux de son œuvre : l’initiation du narrateur à la compréhension des salons. Swann tient encore un rôle de révélateur, auprès du narrateur, des codes de la haute société. Ce rôle évoluera lors des différentes phases de rédaction du roman. Quelques conversations existeront toujours entre Swann et le narrateur, notamment à propos de l’Affaire Dreyfus, à la fin de Guermantes II, mais le narrateur n’apprendra plus à déchiffrer le monde que par lui-même, principalement par l’observation. Ce fragment révèle un glissement essentiel dans l’œuvre de Proust : l’apprentissage du monde ne peut se faire que par soi-même. Ce qui était dit sera deviné, parfois des années plus tard. Une autre conséquence sera de déplacer la narration principalement vers celui qu’on appellera, à juste titre à partir de ce changement, le narrateur (jusque dans sa connaissance étonnante des aventures de Swann, dans le premier volume, arrivées avant sa naissance).
La conversation entre Swann et le narrateur, dans le manuscrit, porte sur le jeu de déclassement dans les salons : certaines personnes de la plus haute aristocratie voient leurs salons désertés tandis que d’autres, comme Swann - et comme le duc d’Aumale - ne négligent pas de fréquenter des individus bien au-dessous de leur condition que les “salons fermés” refuseraient. La “dame illustre mais déclassée ou capricieuse” du manuscrit n’est pas nommée. On devine qu’elle trouvera sa meilleure incarnation en Madame de Villeparisis, premier salon où sera admis le narrateur, au début du Côté de Guermantes I. Celle-ci née Guermantes, s'était peu à peu laissée marginaliser à force de comportements non conformes à son rang. Le déclassement de la marquise avait été progressif. Par bravade ou pour choquer son milieu, Mme de Villeparisis aimait mélanger les genres : “Telle snob ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s'y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires.” Ainsi, à peine pénètre-t-on dans l'univers des Guermantes que l'on est aussitôt confronté au problème du déclassement. L'itinéraire de la marquise de Villeparisis annonce celui d’Oriane, à la fin de l’œuvre :
“Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s'éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n'avait plus rien à lui apprendre. L'idée qu'elle y avait la première place était aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu'elle jugeait inébranlable… Elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer tel ou tel.”
Alors qu'Oriane était “la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer Guermantes-Guermantes”, elle était perçue par les jeunes gens récemment reçus chez elle et qui ne savaient pas “ce qui avait précédé”, comme quelqu'un “d'une moins bonne cuvée, d'une moins bonne année, une Guermantes déclassée” (Le Temps retrouvé, p. 1004).
Swann, par son “horrible mariage” avec une “cocotte illettrée” (À l’ombre des jeunes filles en fleurs) se trouve également déclassé. Il recherche, pour convenir à sa femme, “le monde officiel le moins élégant, malgré ses relations avec les Princes d’Orléans (qui comme tous les souverains ont eu des intimes qu’on ne recevait pas volontiers dans le grand monde, bien des ducs d’Aumale en feraient foi)”. Cette dernière idée du manuscrit est reprise dans le livre :
“Être l’ami du comte de Paris ne signifie rien. Combien y a-t-il de ces “amis des princes” qui ne seraient pas reçus dans un salon un peu fermé ? Les princes se savent princes, ne sont pas snobs et se croient d’ailleurs tellement au-dessus de ce qui n’est pas de leur sang que grands seigneurs et bourgeois leur apparaissent, au-dessous d’eux, presque au même niveau” (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 511).
L’image du kaléidoscope et des “petits morceaux de verre” forme le pivot central de ce manuscrit, symbole des changements dans les salons. La mosaïque tournante qu’il opère apparaîtra de nombreuses fois dans l’œuvre : dès la deuxième page de Du Côté de chez Swann (“le kaléidoscope de l’obscurité”) mais principalement, à partir du deuxième volume, dans une dimension sociale. Ainsi est-il évoqué trois fois en quelques pages au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, là où prendrait naturellement place ce manuscrit : “pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure”. Ce n’est plus Swann, comme dans ce fragment, qui révèle au narrateur les mouvements de ce “kaléidoscope social” ou “mondain” mais le narrateur lui-même qui emploie cette image pour expliquer les changements de la société à l’égard des Juifs lors de l’Affaire Dreyfus.
Le fragment, comme le morceau de verre pour le kaléidoscope, est l’unité de Proust. Toute son œuvre est construite “par fragments, par morceaux” (J.-Y. Tadié), sans cesse repris, récits, développés, retranchés. Un seul de ces fragments, en tant qu’instant du processus d’une œuvre inachevable, contient le tout. Le détail renvoie à l’ensemble comme l’essence de Vermeer tient dans un carré de peinture jaune - ce que Bergotte, au dernier moment, comprend. À la rareté d’un fragment d’À la recherche du temps perdu s’ajoute donc la préciosité elle-même de ce fragment. Le kaléidoscope, symbole des salons, constitue l’un des principaux motifs de Proust au même titre que le vitrail ou la lampe magique contiennent, en réduction, l’ensemble le plus vaste.
Le catalogue de l’exposition Marcel Proust, La Fabrique de l’œuvre (Bibliothèque nationale de France, 2022) différencie la Correspondance générale de la “correspondance éditoriale” de Proust. Françoise Leriche relativise l’intérêt de la première :
“À vrai dire, la Correspondance générale, qui rassemble principalement les lettres de Proust aux personnalités littéraires de son époque (écrivains célèbres, critiques influents, hôtesses de salons intellectuels), se révèle plutôt décevante, nous renseignant davantage sur la place de l’écrivain dans les milieux littéraires de son temps que sur ses idées esthétiques ou son travail créateur”.
Des lettres de Proust apparaissent régulièrement sur le marché, très majoritairement de la première sorte. En revanche, jamais des morceaux inconnus de l’œuvre, de cette importance, ne sont découverts. Les manuscrits littéraires de Marcel Proust rejoignirent le Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France en 1962. Les quelques fragments du Fonds Proust, échappés des cahiers interlignés dans lesquels ils étaient insérés, sont décrits par Florence Callu comme étant des “fragments autographes provenant des cahiers démontés ou écrits sur des feuilles volantes” et des “fragments des différentes parties de l’œuvre rédigés sur des feuilles volantes, à des dates indéterminées”. Ces qualificatifs conviennent bien à ce manuscrit des salons et du kaléidoscope. Le dernier fragment d’À la recherche du temps perdu, présenté à la vente (Paris, 15 décembre 2022), plus court que celui-ci de dix lignes, n’était pas inédit. Son sujet portait sur un détail de l’architecture de l’église de Combray, et non sur un dialogue entre les deux personnages masculins les plus importants d’À la recherche du temps perdu.
Nous remercions M. Jean-Yves Tadié et M. Chris Taylor pour leur aide.
Le fragment étant inédit, la bibliographie ne peut être que contextuelle : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Œuvres complètes, Paris, 1987, dir. Jean-Yves Tadié, -- Catherine Bidou-Zachariasen, “De la "maison" au salon”, in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 105, décembre 1994, Stratégies de reproduction et transmission des pouvoirs. pp. 60-70