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L'Essence de Marcel Proust. [Manuscrit autographe signé]
BEAU MANUSCRIT AUTOGRAPHE SIGNÉ D’ANDRÉ MAUROIS DE L’UN DE SES GRANDS TEXTES SUR MARCEL PROUST. SANS DOUTE OFFERT À SON AMIE SUZY MANTE-PROUST
2 pages grand in-4 (264 x 203mm), encre bleue, quelques corrections, signé “André Maurois” à la fin du texte
TRANSCRIPTION COMPLÈTE :
“Marcel Proust est un écrivain dont les “effets”, savamment et pieusement préparés, exigent de nombreuses pages pour apparaître enfin dans leur magique beauté. Ainsi ai-je longtemps hésité avant d’écrire “quelques lignes” sur un auteur auquel, sans l’épuiser, on peut, et doit, consacrer des volumes. La brièveté, sur certains sujets, est une vertu et la formule une coquetterie. À Proust conviennent mieux les longs développements, les images poussées jusqu’au détail et les longs chapelets d’adjectifs.
S’il faut isoler, en un texte court, l’essence de Proust, il importe de reconnaître d’abord que cette essence est une philosophie. Il a lui-même écrit que, de tous les personnages dont il se savait composé, le plus tenace était un certain philosophe “qui n’est heureux que quand il a découvert entre deux œuvres, entre deux sensations, des parties communes” [nous : La Prisonnière, chapitre “Vie en commun avec Albertine”]. Ce philosophe est un idéaliste en ce sens que la réalité, à ses yeux, se dissout dès qu’on tente de l’analyser.
Le thème principal de l’immense symphonie proustienne, c’est le Temps. Tous les êtres et toutes les choses sont plongés dans le temps et emportés par le courant des jours. On voudrait s’accrocher aux roseaux du rivage, à un amour, à une amitié, mais ceux qui en sont l’objet eux-mêmes se désagrègent et sombrent. Le moment viendra où nous ne reconnaîtrons même plus celle que nous avons tant aimée. Les doctrines pour lesquelles jadis nous nous serions battus, pour lesquelles nous aurions voulu mourir, nous apparaîtront un jour mortes et vidées de tout contenu. Chacun croit ses passions éternelles, mais le courant implacable emporte vainqueurs et vaincus, et tous se retrouvent blanchis, proches de la mort, au bal du Prince de Guermantes. “Et les maisons, les routes, les avenues sont fugitives, hélas, comme les années” [nous : dernière phrase de Du côté de chez Swann]. Nous ne reverrons jamais le jardin de notre enfance, même si nous croyons le revoir, parce qu’il était situé, non dans l’espace, mais dans le temps, irréparable.
Cependant, notre Moi lui-même aura été dissous par les tourbillons. Un jour il ne restera plus rien de l’homme qui a tant souffert, tant espéré, ou qui a fait une révolution. Il n’y a pas plus de réalité intérieure que de réalité extérieure. Aussi Proust croit-il vaine la méthode des romanciers psychologiques qui cherchent à reconstruire le monde par observation. Que peut-on observer quand tout s’écroule. Il faudrait, pour atteindre une réalité absolue, vaincre le temps, et trouver ainsi un recours contre l’universelle dissolution.
La seconde thèse capitale de Proust, c’est qu’un tel recours est possible par la mémoire à la condition que celle-ci nous fasse imaginer comme présent des événements passés. Tel n’est pas le cas de la mémoire volontaire. Lorsque nous recherchons patiemment en nous le passé, lorsque nous le reconstruisons par raisonnement et par approximations successives, il ne cesse pas d’être passé. Le temps n’est pas vaincu parce que je sais qu’en 1515 eut lieu la bataille de Marignan.
Mais il y a une mémoire involontaire, ou instinctive, qui fait soudain surgir, à la faveur d’une sensation présente identique à une sensation ancienne, tout un morceau du passé. Dans le célèbre épisode de la petite madeleine, Proust, grâce à une saveur familière, voit monter de la tasse de thé, où il trempe un gâteau en forme de coquille, le petit monde de Combray. C’est donc que ce monde était en lui ; c’est que nous portons, sans le savoir, tout notre passé. Que celui-ci renaisse, le temps alors est vaincu ; une expérience intime donne sens aux idées de l’éternité et de la permanence.
L’objet de l’art est de multiplier ces moments privilégiés et de mettre l’artiste, ou son lecteur, en contact avec la nappe profonde du rêve qui est la seule réalité. Comment l’artiste réussit-il à remplacer ou à susciter le couple sensation-souvenir ? Par le miracle d’un beau style. L’image ou la métaphore sont aux yeux de Proust les armes secrètes de l’écrivain. Elles établissent un lien entre un objet concret et un sentiment indéfinissable ; elles nous permettent ainsi de traduire l’inconnu en termes connus.
Proust ne croit pas qu’il existe un monde des essences, tout différent du monde réel. Il reste à mi-chemin du concret et de l’abstrait ; cette halte, ce lieu de salut, c’est l’invention artistique, qui possède les caractères des choses sensibles, mais qui sait, sous le chatoiement de leurs formes et de leurs rythmes, les appeler à leur paradis perdu, à un univers extra temporel où les sensations deviennent des idées et les images des symboles.
À ce moment le temps est “retrouvé”. Aussi de tels moments donnent-ils à l’artiste - et à son lecteur - un bonheur comparable à celui des grands mystiques. La lutte de l’esprit contre le temps, l’impossibilité de découvrir dans le monde extérieur ou intérieur un point fixe auquel le moi se puisse accrocher, le désir mystérieux de chercher ce point fixe, la possibilité de le trouver enfin dans l’œuvre d’art, voilà l’essence poétique, sublime, presque religieuse d’À la Recherche du temps perdu.”
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Il s’agit du manuscrit de l’article d’André Maurois paru dans Hommage à Marcel Proust, numéro spécial du Disque vert (décembre 1952). Cette revue avait été fondée en 1922 par Franz Hellens (1881-1972), infatigable animateur de la vie littéraire en Belgique et découvreur d’Henri Michaux. On appréciera le talent synthétique de Maurois qui, dans une démarche nécessairement essentialiste, parvient à résumer en deux pages éblouissantes son sentiment, son idée plutôt sur l’œuvre de Marcel Proust.