Vendu !
Passer un ordre d'achat
Estimation d'un livre ou d'un manuscrit
PROUST, Marcel

Le Côté de Guermantes

Paris, NRF, 1920

DE L'ADMIRATION À L'AMITIÉ : ENVOI DE PROUST À L'UN DE SES MEILLEURS LECTEURS, CAMILLE VETTARD.

"JE VIENS D'ÊTRE A PEU PRES MOURANT ET MALHEUREUSEMENT NE VOIS PAS PAR OU REVENIR À LA VIE. JE PENSE BIEN SOUVENT A VOUS DANS UNE GRANDE UNION DE PENSÉE, PLEINE DE GRATITUDE." (MARCEL PROUST)

LA RÉPONSE DE CAMILLE VETTARD À MARCEL PROUST EST JOINTE À CET EXEMPLAIRE. ELLE RÉVÈLE LA PARFAITE COMPRÉHENSION DU PROJET DE PROUST PAR L’UN DE SES LECTEURS LES PLUS AGUERRIS.

ANCIENNE COLLECTION SACHA GUITRY

ÉDITION ORIGINALE.

Mention de troisième édition, mais bon d'achevé d'imprimer de l'édition originale. Avec les deux feuillets d'errata

In-12 (189 x 137mm)

ENVOI :

À Monsieur Camille Vettard.

Cher Monsieur, je viens d'être à peu près mourant et malheureusement ne vois pas par où revenir [à] la vie. Mais ma première lettre (au lieu de tant de centaines et de centaines de réponses accumulées) sera une dédicace, celle-ci, pour vous dire que je pense bien souvent à vous, dans une grande union de pensées, pleine de gratitude. Je vous ai écrit n'est-ce pas au sujet de ce que vous avez dit sur Wells etc.

Croyez à ma vive sympathie.

Marcel Proust.

Je serais très content (si toutefois j'étais capable de les comprendre) de savoir quels sont ces livres de sciences qui ont renouvelé votre vision des choses.

PIÈCE JOINTE : lettre autographe signée de Camille Vettard à Marcel Proust (une page in-4, datée du 30 novembre 1920) :

Monsieur et cher confrère,

j'ai lu (avec le même intérêt et la même admiration que Du Côté de chez Swann, et À l'ombre des jeunes filles en fleurs) Le Côté de Guermantes, ainsi que votre lettre sur Flaubert et vos délicieuses et profondes remarques sur le Style dans le dernier numéro de la Revue de Paris. Vous avez été et vous êtes pour moi ce "nouvel écrivain original qui crée un nouveau monde" [Le Côté de Guermantes] et renouvelle notre vision des choses. Si j'excepte ce que m'ont fait voir certains savants, je puis dire que je n'ai eu cette impression et cette joie qu'avec deux écrivains : vous, et Bergson lorsqu'en 1907, j'ai lu L’Évolution créatrice. Je crois d’ailleurs que vos livres permettent de comprendre plus profondément Bergson et, réciproquement, que Bergson fait pénétrer plus avant dans la compréhension de votre art. Thibaudet a très heureusement parlé de « votre masse de durée compacte etc. » J’aimerais bien savoir si Bergson a été pour vous le révélateur qu’il a été pour moi. Car il est possible que j’exprime un jour publiquement tout ce que je vous dois.

Votre très reconnaissant, Camille Vettard.

RELIURE DE L'ÉPOQUE RÉALISÉE POUR SACHA GUITRY. Dos à nerfs et coins de maroquin rouge, plats de papier marbré, tranche supérieure dorée, couverture et dos conservés, non rogné. Inscription du relieur sur un coin de papier calque inséré en tête du volume : "Sacha Guitry. Janséniste cousu sur nerfs, demi levant rouge à coins, joli papier mat, gardes identiques, tête dorée, tranches non touchées, conserver couverture et dos"

PROVENANCE : Sacha Guitry (Paris, 25 mars 1976, n° 202, sans la lettre ; note manuscrite du relieur)

Camille Vettard est un personnage singulier du monde de Proust. La biographie de ce haut fonctionnaire nous est quasiment inconnue. On sait qu'il habitait le Sud-Ouest de la France. Et c'est pourtant avec lui que l'auteur de La Recherche semble avoir trouvé son lecteur le plus pertinent qui, d'emblée, mit sur un même plan les grands artisans de notre modernité : Einstein, Bergson et Proust. Proust connaissait les études que Vettard avait publiées sur Wells, Ruskin et Gogol à partir de 1914 dans la prestigieuse NRF. Mais le début de leur correspondance eut pour prétexte la Légion d'Honneur dont fut décoré Proust en septembre 1920, et pour laquelle Camille Vettard le félicita (par une lettre non retrouvée). Certaines incertitudes subsistent encore dans la chronologie exacte des relations épistolaires de Marcel Proust et Camille Vettard. Cependant, leur thématique de correspondance – la relation entre l’œuvre littéraire [Proust], la philosophie [Bergson] et la science [Einstein] – apparaît comme la seule mise en perspective pertinente de l'oeuvre de Proust opérée par un lecteur contemporain.

L'exemplaire dédicacé du Côté de Guermantes constitue la seconde trace écrite recensée de leur relation puisqu'on lit la formule suivante : "ma première lettre sera une dédicace, celle-ci, pour vous dire que je pense bien souvent à vous, dans une grande union de pensées, pleine de gratitude [… ] Je serais très content (si toutefois j'étais capable de les comprendre) de savoir quels sont ces livres de sciences qui ont renouvelé votre vision des choses".

Camille Vettard répondra à l'envoi de cette lettre-dédicace par la lettre jointe à cet exemplaire, datée du 30 novembre 1920. Il précise son opinion quant à ce renouvellement de la "vision des choses", terme qui fait explicitement référence à la célèbre notion de Weltanschaung créée quelques décennies auparavant par Schopenhauer. La réponse de Vettard à Proust, déclarant qu'il est "ce nouvel écrivain original qui crée un nouveau monde" révèle ainsi qu'il est bien l’un de ses lecteurs les plus à même de comprendre son projet, c'est-à-dire, sa "vision des choses". Vettard révèle aussi à Proust, qu’il a lu avec "joie" ses œuvres majeures : les trois premiers volumes d’À la Recherche du Temps perdu, A propos du style de Flaubert (NRF, janvier 1920), ainsi que Pour un ami : remarques sur le style. Ce dernier texte formait la préface de Proust à Tendres Stocks de Paul Morand (1921) - paru en prépublication dans La Revue de Paris du 15 novembre 1920.

Cet envoi sur Le Côté de Guermantes et la réponse de Vettard établirent une relation épistolaire régulière entre Proust et Vettard. Kolb recense quatorze lettres échangées d'octobre 1920 à août 1922. Sur ces quatorze lettres (dont l’envoi sur Le Côté de Guermantes), douze sont de Proust et seulement deux de Vettard (une partie des lettres n’a pas été retrouvée). C’est à la lumière de leur correspondance, que l’on comprend l’importance de leurs relations intellectuelles et littéraires. D'abord, on est frappé par l’extraordinaire qualité des lettres qui suivent cet envoi et sa réponse, et du niveau d'intelligence qui put s'établir entre Proust à la fin de sa vie et Camille Vettard. En mars 1922, Proust, bien que très affaibli, envoie à Vettard l'une des lettres les plus importantes qu'il ait jamais écrites concernant son oeuvre :

"Je suis à peu près mourant, et c'est presque un voeu d'agonisant qui sera ma réponse. Ce que je voudrais que l'on vît dans mon livre, c'est qu'il est sorti tout entier de l'application d'un sens spécial (du moins je le crois) qu'il est bien difficile de décrire (comme à un aveugle le sens de la vue) à ceux qui ne l'ont jamais exercé. Mais ce n'est pas votre cas et vous me comprendrez (vous trouverez certainement mieux vous-même) si je vous dis que l'image (très imparfaite) qui me paraît la meilleure du moins actuellement pour faire comprendre ce qu'est ce sens spécial c'est peut-être celle d'un télescope qui serait braqué sur le temps, car le télescope fait apparaître des étoiles invisibles à l'oeil nu, et j'ai tâché (je ne tiens pas du tout d'ailleurs à mon image) de faire apparaître à la conscience des phénomènes inconscients qui, complètement oubliés, sont quelquefois situés très loin dans le passé. (C'est peut-être, à la réflexion, ce sens spécial qui m'a fait quelquefois rencontrer - puisqu'on le dit - Bergson, car il n'y a pas eu, pour autant que je peux m'en rendre compte, suggestion directe). Quant au style, je me suis efforcé de rejeter tout ce que dicte l'intelligence pure, tout ce qui est rhétorique, enjolivement et à peu près, images voulues et cherchées (…) pour exprimer mes impressions profondes et authentiques et respecter la marche naturelle de ma pensée" (lettre de mars 1922, Kolb XXI, 44).

C’est donc à Camille Vettard que Proust a révélé la fameuse formule selon laquelle son oeuvre est comparable à "un télescope qui serait braqué sur le temps". Si Camille Vettard devient le dépositaire des dernières confessions littéraires de Proust, c'est que Proust le considère comme l’un des précieux lecteurs vraiment capables de comprendre son projet : "je trouve merveilleuses ces pages, les vôtres", avait répondu Proust à Vettard après que celui-ci lui avait présenté une copie manuscrite de sa Dédicace à Marcel Proust (publiée en 1921. Lettre du 21 février 1921, Kolb XXI, 37). C’est pourquoi Proust insista tant auprès des directeurs de la NRF pour qu’ils publient les études de Camille Vettard le concernant : "je vous avais demandé qu'elles me présentassent à vos lecteurs" (lettre du 15 mai 1922, Kolb XXI, 141). Ses demandes se font de plus en plus pressantes devant les progrès de la maladie :

"Je vous avais autrefois recommandé (je ne l'ai jamais vu, mais je l'ai lu) un critique scientifico-littéraire, jadis collaborateur assidu de la NRF, aujourd'hui en froid avec elle, M. Camille Vettard ; or il se trouve que le dit Camille Vettard, deux ans après que je pensais à lui sans qu'il l'ait jamais su, pensait de son côté à moi" [Et :] "Ce nom est celui d'un écrivain de grand talent, d'un profond mathématicien". (Lettres du 12 mars 1922, Kolb XXI, 50 et du 15 mai 1922, Kolb XXI, 141).

Ces sentiments de respect et d'admiration mutuels sont bientôt doublés d’une véritable relation d'amitié. Le "Cher Confrère" des premières lettres de 1920 cède la place à un "cher ami", puis à un "votre grand ami" (lettre du 24 juin 1922, Kolb XXI, 218), comme Proust s'en justifie ouvertement dans la lettre qu'il lui adresse le 21 février 1922 : "il me paraît bien difficile de vous dire cher Monsieur quand je vois que nous sommes si près l'un de l'autre par la pensée, et que l'amitié est précisément le sentiment que j'éprouve. Cher Monsieur me paraît plutôt trop peu et bien banal employé à l'égard d'une âme d'élite". Et on sait l'importance du choix des formules d'adresse dans la correspondance de Proust.

Durant l’été 1922, Proust est moribond. Il intervient encore auprès de Jacques Rivière et Jacques Boulenger pour que les articles de Camille Vettard le concernant soient publiés à la NRF. Finalement, l’étude de Vettard, Proust et Einstein, paraît le 1er août 1922 à la NRF (n° 107). Proust, n’ayant plus la force d’écrire, lui adresse alors un court télégramme le lendemain : "Votre magnifique article, mon cher ami, est le plus grand honneur que je puisse recevoir" (lettre du 2 août 1922, Kolb XXI, 272). Cette ultime citation souligne l'importance accordée par Proust à la lecture de son oeuvre par Vettard, et donc celle de l'envoi qu'il lui avait adressé sur Le Côté de Guermantes. Le 20 août, Proust envoie à Camille Vettard un dernier conseil dans une lettre à moitié dictée à Céleste Albaret : "vous êtes trop remarquable pour ne pas creuser, forer sans cesse jusqu'à ces profondeurs où on se trouve soi-même". (Kolb, XXI, 291). A la mort de Proust (novembre 1922) parut un Hommage dans la Nouvelle Revue Française de janvier 1923. Camille Vettard signait l’article intitulé "Proust et le temps".

RÉFÉRENCES : Kolb, Correspondance de Marcel Proust, XIX, 298 (envoi) et XIX, 345 (lettre)