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MONTAIGNE, Michel de

Les Essais de Michel Seigneur de Montaigne. Édition nouvelle, trouvée après le deceds de l’autheur, reveuë & augmentée par luy d’un tiers plus qu’aux précédentes impressions

Paris, Abel L’Angelier, 1595

CÉLÈBRE EXEMPLAIRE TRÈS ANNOTÉ PAR UN PROCHE DE MONTAIGNE, LE SEUL AUJOURD’HUI CONNU EN MAINS PRIVÉES :

“J’AI CONNU ET FRÉQUENTÉ FORT FAMILIÈREMENT L’AUTEUR. DE LAVAL”.

ANTOINE DE LAVAL (1550-1632), “GÉOGRAPHE DU ROI”, FUT AUSSI POÈTE ET ÉCRIVAIN. DANS SES NOTES, IL ADMIRE ET CONTESTE MONTAIGNE.

L’EXEMPLAIRE “LE PLUS REMARQUABLE” AUJOURD’HUI CONNU DE L’ÉDITION DE 1595 (JEAN BALSAMO)

Première édition au format in-folio, préparée par Marie de Gournay

Exemplaire du premier tirage, “7A”, selon Sayce. Avant les cartons aux pages 63-64, errata en second état (avec 49 fautes), les pages 87-88 mal chiffrées 96-97 et la page 92 mal chiffrée 76. Avec la préface de Montaigne “Au lecteur” (i4v), présente uniquement dans les exemplaires à l’adresse de L’Angelier. Sayce indique que le second état de l'errata est plus rare que le premier (dans la relation de 4 sur 5), et il contient 3 errata additionnels

In-folio (333 x 217mm).

COLLATION : a4 e4 i4 A-Z6 2A-V6 2X4 3A-S6 3T-V4. Nouvelle pagination pour le Livre Trois

CORRECTIONS AUTOGRAPHES D’ATELIER PAR MARIE DE GOURNAY, comme dans la quasi totalité des exemplaires connus

ANNOTATION : 192 annotations autographes d’Antoine de Laval et de son neveu, Charles de La Mure, à l’encre brune, dans les marges de l’exemplaire. Nombreux passages soulignés. La longueur des annotations varie d’un seul mot à trente lignes de texte

RELIURE SIGNÉE DE PAGNANT. Maroquin vert, dos à nerfs, tranches dorées sur témoins

PROVENANCE : Antoine de Laval (1550-1632 ; trois ex-libris autographes : deux sur la page de titre et un en marge du chapitre “De la gloire”, p. 409 ; nombreuses annotations autographes) -- Charles de La Mure, son neveu (deux ex-libris autographes : un sur la page de titre, avec la date “1634” ; un second, page 79, Livre Trois ; annotations autographes) -- Ernest Courbet (Paris, 1917, n° 42) -- Librairie Damascène Morgand (catalogue de mars 1919, n° 260) -- Alfred Lindeboom (Paris, 23 mars 1925, n° 65)

Restauration marginale ancienne au dernier feuillet (errata) sans atteinte au texte, infimes restaurations de papier en bas des cahiers 2L-2M

L’extraordinaire affirmation liminaire inscrite sur la page de titre de cet exemplaire forme une ouverture inouïe aux presque deux cent annotations qui suivent :

“J’ai connu et fréquenté

fort familièrement l’Auteur.

De Laval”.

Le doublement des verbes et adverbes - connu et fréquenté fort familièrement - renforce cette assertion. En bas de la page de titre, Antoine de Laval inscrivit à nouveau son nom - cette fois-ci en lettres capitales, imitant l’impression et la composition d’une page imprimée -, afin de préciser ses prénom, qualité et date de lecture des Essais dans cet exemplaire :

“Des livres d’Antoine de Laval. Géographe du Roi.

1597”.

Laval se définit doublement comme librorum amicus (“Des livres”) et serviteur de la couronne (“géographe du roi”) ; deux qualités également propres à Montaigne : les livres et “la foule des affaires”, pour reprendre une de ses expressions. Une troisième signature de Laval apparaît dans le corps du texte (p. 409), en bas d’une note.

Jean Balsamo rappelle, sans équivoque, l’unicité de cet exemplaire Laval :

“L’exemplaire que possédait l’érudit Ernest Courbet est sans doute le plus remarquable de l’édition de 1595, avec les deux exemplaires préparés par Marie de Gournay. Son exemplaire porte la trace de la lecture méthodique des lettrés qui relèvent des exemples, qui apprécient de “belles similitudes”, qui éclairent certaines formules obscures de Montaigne ou précisent une référence historique par d’autres analogies. Mais Laval de surcroît entretenait avec Montaigne une conversation suivie, attentive, souvent critique et parfois véhémente” (Montaigne Studies).

Les deux exemplaires de Marie de Gournay que mentionne Jean Balsamo sont conservés, l’un, au Musée Plantin Moretus d’Anvers (R. 40.5) depuis sa parution ; l’autre dans la collection Jacob Zeitlin, à Los Angeles. Ce deuxième exemplaire a disparu au début des années 1970, selon Sayce, qui le décrit comme endommagé : “malheureusement relié par Trautz-Bauzonnet et très soigneusement lavé, ce qui a rendu quelques corrections à peu près illisibles et en a peut-être fait disparaître d’autres”. Ces deux exemplaires avaient été adressés par Marie de Gournay aux éditeurs étrangers les plus à même de diffuser l’œuvre de Montaigne en Europe.

On connaît des exemplaires des Essais de 1595 ayant une provenance contemporaine. On connaît aussi quelques exemplaires des Essais de 1595 annotés à l’époque. Cela ne signifie nullement que ces possesseurs et annotateurs des Essais aient connu Montaigne. Claude Expilly, qui posséda un exemplaire des Essais de 1595, n’a par exemple jamais rencontré Montaigne ni porté de marques de lectures significatives dans les marges de son exemplaire.

L’exemplaire d’Antoine de Laval se distingue de ces exemplaires, non seulement par la quantité et l’intérêt des annotations dans ses marges mais surtout parce que Laval a “connu et fréquenté fort familièrement l’auteur”. Parmi les trois exemplaires “remarquables” que cite Jean Balsamo, celui d’Antoine de Laval est le seul en mains privées et localisé. Depuis sa redécouverte à la fin du XIXe siècle par Ernest Courbet, cet exemplaire ne cesse de susciter un intérêt croissant de la part des amateurs du XVIe siècle et des spécialistes de Montaigne.

Les États généraux de Blois

Antoine de Laval précise deux fois dans les marges de son exemplaire l’une des fonctions qu’occupa Montaigne par le passé, bien avant leur rencontre : “il a été Maire de la ville de Bordeaux” (f. 2N4, p. 426), puis “l’auteur a été maire de la ville de Bordeaux” (III, f. 3O5, p. 165), orthographié “Bourdeaulx” avec ou sans “l”. Montaigne, pour Laval, fut d’abord un homme investi dans les affaires publiques.

Montaigne et Laval se rencontrèrent dans un contexte historique particulier, en octobre 1588. En cette année 1588, l’opposition des deux camps catholiques et protestants est à son comble. Le royaume de France est secoué par la question de son héritier. Henri III n'ayant pas de descendance, Henri de Navarre se trouve en première position pour lui succéder, selon la loi salique. Les Ligueurs menés par Henri de Lorraine, duc de Guise, s’opposent à voir le chef du parti huguenot accéder au trône. Au début de 1588, la situation s'est beaucoup dégradée. Montaigne se trouve à Paris, depuis février, pour suivre la parution de ses Essais, au mois de juin, chez un nouvel éditeur, Abel L’Angelier (il rencontrera également Marie de Gournay à cette occasion). Henri III a interdit au duc de Guise de venir à Paris mais le duc entre dans la capitale le 9 mai. S'ensuit, le 12 mai 1588, une violente émeute contre les soldats du Roi, connue sous le nom de journée des barricades. Le Roi fuit au château de Blois. Montaigne est embastillé le 10 juillet et libéré le soir même sur intervention du duc de Guise et de Catherine de Médicis. Henri III convoque les États généraux à Blois, qui s’y dérouleront entre le 16 octobre 1588 et le 16 janvier 1589. Montaigne y assiste pour y jouer un rôle de médiateur. Il a connu huit guerres de religion depuis plus de vingt-cinq ans. Sa province, la Guyenne, se tient sous les ordres de Henri de Navarre, lequel ne peut entrer à Bordeaux, parce que la ville refuse d’ouvrir ses portes à un huguenot. Montaigne, parlementaire à Bordeaux de 1558 à 1570 puis maire de cette ville de 1581 à 1585, se tient depuis longtemps dans une position d’équilibriste. Il avait accueilli Henri de Navarre à deux reprises dans son château, en 1584 et 1587. Sa réputation d’auteur des Essais le précède. Il avait offert en personne un exemplaire de son livre à Henri III, en 1580. Enfin, Montaigne admire Henri de Guise. Quand il sera assassiné, au cours de ces États généraux, en décembre 1588, Montaigne notera dans son Éphéméride historique : “1588, Henri, duc de Guise, à la vérité des premiers hommes de son âge, fut tué en la chambre du roi”. Henri III fit donc naturellement appel à Montaigne lors de cette “guerre des trois Henri” dont la rencontre à Blois portait l’espoir d’un apaisement.

Montaigne et Antoine Mathé de Laval (1550-1632) ne semblaient pas, a priori, destinés à se rencontrer. Les événement politiques en décidèrent autrement. Laval avait été invité aux États généraux de Blois pour combattre les réductions proposées par les Guise dans le nombre des officiers royaux. Montaigne et Laval partagent en commun d’être deux gentilhommes au service du Roi, épris de culture. Le château possédé par Laval comportait une bibliothèque d’érudit :

“il occupait au château de Moulins un logis que les rois avaient depuis longtemps approprié à sa famille. Il y avait rassemblé un grand nombre de chartes, de cadres d’armées, de plans de villes et de fortifications, d’armes, de portraits, de peintures, de livres écrits en diverses langues : c’était à la fois un musée et une bibliothèque où il recevait souvent la visite des rois, des princes, des seigneurs, des ambassadeurs” (H. Faure)

Laval n’est pas seulement un lecteur avisé. Il est également l’auteur d’ouvrages dont les plus beaux exemplaires sont conservés dans de grandes collections. Ainsi, une Isabelle. Imitation de l’Arioste (1576) de Laval, richement reliée en vélin doré de l’époque, a été proposée dernièrement lors de la dispersion de la collection Jean-Paul Barbier-Mueller (23 mars 2021, n° 50, €10.000 avec les frais).

Les positions politiques d’Antoine de Laval et de Montaigne sont sensiblement les mêmes. Ils sont modérés, fidèles au Roi et à la religion catholique. On sent cependant que Montaigne est plus porté vers Henri de Navarre que ne l’est Laval, qui finira par le rallier quand il accédera au trône de France.

La teneur des propos échangés entre Montaigne et Laval durant leur rencontre n’est pas exactement connue. Mais le dialogue que Laval instaura dans les marges de son exemplaire des Essais nous renseigne sur certaines conversations qui eurent sûrement lieu, réellement, entre Montaigne et lui lors de cette rencontre de Blois. Ces notes alternent repères de lectures et réflexions beaucoup plus personnelles. Une annotation révèle qu’un des annotateurs de l’exemplaire a compris la signification du terme “Essais” qui posera tant de problème, au point de devenir un genre en soi :

“Mais les Essais de ce livre signifient autre chose que goûter [… ] c’est-à-dire essayer pour voir s’il aurait réussi à écrire, à faire d’un livre comme font les apprentis, il s’essaient à faire ces ouvrages. C’est un mot ici qui marque la modestie de l’auteur qui se moque des grands faiseurs de livres” (p. 261)

Marie de Gournay, “passionnée et aveugle” (Laval)

Antoine de Laval posa le premier la question de la bonne constitution du texte établi par Marie de Gournay. Cette question, d’ailleurs, se pose toujours. Pouvait-on faire confiance à Marie de Gournay ? La “fille d’alliance” de Montaigne fut soupçonnée d’avoir trahi le texte de Montaigne. Jean Balsamo rappelle ce soupçon que porta Antoine de Laval sur la longue préface de Marie de Gournay :

“Laval est à l’origine des critiques des doctes à l’encontre de Marie de Gournay, traitée en marge de sa préface, de “femme passionnée et aveugle”, et dont il se demande ironiquement : “Que deviendra ici sa fille d’alliance qui en fait tant de monstres et en paroles et par écrit ?” (III, p. 24) en marge d’une passage du chapitre “De trois commerces” dans lequel Montaigne s’étonne de voir les femmes “attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique”” (Les Essais de Montaigne et leurs premiers lecteurs).

Dès la préface apparaît cette “orthodoxie de Laval, dans les marges de son exemplaire” (George Hoffmann), principalement sur la question de la religion. Marie de Gournay écrit un peu exagérément : “Personne n’eut pensé qu’il y eut une faute aux nouvelle religions, si le grand Montaigne les eut admises”. Antoine de Laval souligne ce passage à la plume et s’offusque dans la marge : “que se peut-il dire de plus impie, inepte et impertinent ?”.

Marie de Gournay désavoua sa préface de 1595 (qui n’apparaîtra plus dans l’édition suivante), qu’elle attribua à l’enthousiasme de sa jeunesse et au désarroi qu’elle ressentit à la mort de Montaigne : “ma douleur ne me permettait ni de bien faire ni de sentir que je faisais mal” (lettre à Juste Lipse, novembre 1596). Les premiers lecteurs assidus de Montaigne furent à l’origine de cet effacement de Marie de Gournay :

“La critique a beaucoup glosé sur cette attitude, par laquelle Gournay a constamment utilisé sa position d’éditrice de Montaigne pour construire sa propre carrière littéraire.… Cette prise de conscience résulte probablement des réactions négatives de certains lecteurs, choqués par la façon dont Gournay rudoyait les censeurs, et sans doute aussi par les prises de position féministes de la préfacière” (O. Millet, Dictionnaire de Montaigne, article “Préfaces de Marie de Gournay”)

La légitimité d’Antoine de Laval dans sa supervision des Essais de 1595 est admise depuis longtemps :

“il avait amplement qualité pour juger Mlle de Gournay, et pour nous signaler les passages de sa Préface qui soulevèrent l’indignation des lecteurs… Il n’était pas indifférent de connaître, par le témoignage d’un contemporain, pour quels graves motifs Mlle de Gournay avait changé d’attitude et renoncé aux excès panégyriques pour tomber dans l’exagération de l’humilité”. (Ernest Courbet)

Géographie et religion, au cœur du dialogue entre Laval et Montaigne

Antoine de Laval précise, corrige et commente les citations d’auteurs antiques dont Montaigne parsème Les Essais. Certaines annotations de Laval atteignent trente lignes. Laval maîtrise aussi bien le latin que le grec. Une première lecture peut donc être perçue comme étant celle d’un humaniste par un autre humaniste. Les remarques les plus intéressantes de Laval sont celles où il s’oppose à Montaigne. Les principaux points de discorde entre eux touchent à la géographie et la religion. On suppose que Montaigne interrogea Laval sur le Nouveau Monde quand il le rencontra à Blois, en 1588 (Les Essais sont toujours en cours d’écriture, dans “l’arrière-boutique” de Montaigne) :

“Laval était surtout connu à cette époque par le titre de “Géographe du Roi”, charge dont il a hérité à la mort de son beau-père, Nicolas de Nicolay, en 1583. Il est difficilement pensable que l’auteur d’essais tels que “Des cannibales” et “Des coches” n’ait pas profité de l’occasion qui les réunissait pour soumettre à l’expert attitré des questions sur le Nouveau Monde, et c’est là où dû s’ouvrir des larges terrains de conflit entre les deux hommes” (George Hoffmann)

Antoine de Laval réfute les propos de Montaigne qui remettent explicitement en cause les compétences des géographes de son siècle. Quand l’auteur des Essais écrit : “les géographes de ce temps ne saillent pas d’assurer que mes-huy [désormais] tout est trouvé et tout est vu”, Laval réplique en marge : “ils ne parlent pas ainsi, et même des terres australes, et ils confessent ingénument qu’il n’y a que les simples lisières de vues, et encore ne les savent-ils pas nommer toutes” (p. 376). Sur la même page cependant, Laval résume un paragraphe de Montaigne d’une formule magnifique (un alexandrin) : “le monde change de visage à tout moment”.

En revanche, Laval fait beaucoup moins preuve de scepticisme que Montaigne dans “Des Cannibales”, comme le remarque George Hoffmann :

“À côté de la célèbre exposition du relativisme, “Là [le pays où nous sommes] est toujours la parfaite religion, la parfaite police”, Laval répond “Il se fut bien passé d’y mêler la Religion ; car elle a d’autres appuis que les opinions et que la raison même ayant l’Autorité, au lieu que la police n’a que l’exemple et l’expérience””(p. 120)

À la fin du XVIe siècle, on n’échappe pas aux questions touchant à la religion. Or, chez Laval, “géographe du roi”, elles sont teintées de géographie. La question de savoir si les amérindiens sont nés d’Adam et Ève - et sont donc enfants de Dieu - est dans l’air du temps. Laval défend l’identification du Nouveau Monde avec une Atlantide qui aurait été déplacée par le déluge. Laval donne une deuxième explication possible, celle d’une colonie carthaginoise d’outre-mer ; ce que refuse de croire Montaigne.

La religion est le point d’opposition le plus évident entre Laval et Montaigne. L’auteur des Essais apparaît en maint endroits, pour Laval, comme trop œcuménique, voire athée. Devant la remarque de Montaigne : “Car puisque le monde n’a point connu Dieu par sapience [sagesse], il lui a plu par la vanité de la prédication, sauver les croyants”, Laval s’insurge : “ce mot aurait besoin de longue interprétation, il est bien périlleux ainsi tout cru. Il se pourrait dire en meilleurs termes et plus chrétiens” (p. 325)

Plus loin, Laval condamne la vision d’un même Dieu, adoré “sous quelque visage”, que défend Montaigne, et s’exclame : “cette opinion est hérétique et très périlleuse” (p. 334). Quelques pages plus loin encore, quand Montaigne écrit, avec malice, “les choses les plus ignorées sont plus propres à être déifiées”, Laval répond : “Ces propositions tiennent de la folle présomption, en voulant avilir l’homme et ne m’étonne si cette Apologie [de Raymond de Sebond] est défendue à peine d’anathème” (p. 336).

Puis, face à la tolérance religieuse prônée par Montaigne qui écrit : “Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons aux débats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ni à l’autre”, Laval répond clairement : “cela ne se dit que par les athées “(p. 397).

En tête du chapitre “Coutume de l’Ile de Cea”, dans lequel Montaigne semble accepter le suicide, Laval écrit “ceci n’a rien que de païen, directement contraire à la religion chrétienne. Il était bon pour Sénèque et non pour nous”.

Laval révèle en maint autres endroits qu’il est préoccupé par l’immortalité de l’âme : “La divinité est contraire à la nature humaine. Il n’y a que la foi [… ] qui le puisse apprendre” (p. 337), “les créatures ne nous font paraître qu’une petite partie de la puissance de Dieu” (p. 341), “Diverses opinions sur la créations des âmes” (p. 358), “Quand Dieu octroyerait à l’homme ce qu’il désire, il ne serait pas content” (p. 380), “vraie prière des bons chrétiens” (p. 380) ou “Religion changée souvent en Angleterre” (p. 381).

Cependant, au-delà de cette sensibilité différente quant à la religion, Laval exprime souvent son admiration pour Montaigne. À de nombreux endroits on lit : “belle comparaison » (pp. 325, 351, p. III. 46), “comparaison excellente” (p. 358), “belle comparaison sur le fard des femmes” (p. 351), “beau et notable mot” (III, p. 23), “deux comparaisons bien appliquées” (III, p. 40).

Quelques autres annotations de Laval

Dans le chapitre “du pédantisme”, se trouve un exemple choisi avec humour par Montaigne à propos de ceux dont “la suffisance loge en leurs somptueuses librairies” : “J’en connais à qui quand je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour le montrer : et n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur le champ étudier en son lexicon [ce] que c’est que galeux, et [ce] que c’est que derrière” ; en face de quoi Laval écrit laconiquement, à la plume : “il faut faire provision de savoir pour soi, sans être réduit au besoin de chercher dans les livres” (p. 74).

Le relevé exhaustif des remarques de Laval devrait donner lieu à une étude et une publication des plus intéressantes. Nous nous contenterons d’en indiquer ici quelques-unes, prises au fil de la lecture. Nombre d’entre elles sont remarquables par leur concision les apparentant, tantôt à une formule, tantôt à un aphorisme. Ces remarques suivent l’ordre des chapitres des Essais :

“L’Emp[ereur] Claude donne la liberté de péter” (p. 50)

“Philosophes incapables de manier les affaires du monde” (p. 72).

“Il faut avoir de l’effroi pour goûter le plaisir” (p. 168)

“Il faut connaître une âme aussi bien en ses basses fonctions, qu’aux plus valeureuses” (p. 192)

“Admirable secret pour découvrir un parricide” (p. 233)

“Belle comparaison sur la ressemblance du sommeil à la mort” (p. 236)

“Les pères doivent retrancher leurs commodités pour pourvoir à celles de leurs enfants” (p. 247)

“Femmes contrariantes à leurs maris” (p. 252)

“Divers sentiments pour la beauté” (p. 312)

“Premier degré de la corruption des femmes” (p. 409)

“La gloire méprisée des philosophes” (p. 409)

“La beauté avantageuse au commerce des hommes” (p. 423)

“L’auteur fait un dénombrement de ses défauts” (p. 425)

“un gentilhomme épousa une garce” (p. 427)

“Qualités requises à un prince” (p. 428)

“Dissimulation tient toujours de la lâcheté” (p. 429)

“Infidélité des Ottomans” (p. 429)

“Liberté de dire des sentiments” (p. 430)

“Ce qui se fait par contrainte ne se fait jamais bien” (p. 430)

“Force de l’imagination” (p. 431)

“Il y en a qui oublient leur nom” (p. 431)

“Toutes les sciences et les arts ont besoin de la mémoire” (p. 431)

“L’auteur parle de ses défauts de mémoire” (p. 432)

“Les Perses honorent leurs ennemis selon le mérite de leur vertu” (p. 437)

“Solitude nécessaire pour l’entretien” (p. 441)

“Vérité bannie de la société des hommes” (p. 441)

“Le mentir n’est pas vice aux français” (p. 441)

“mentir mépriser Dieu” (p. 442, accompagné d’une manicule)

“Punition du mensonge chez les Indiens” (p. 442)

“Superstitieux en sa religion” (p. 444)

“Liberté de conscience matière de séduction” (p. 445)

“La modération est plus difficile que la souffrance” (p. 486)

“La vie est préférable à tous les mots qui la peuvent accompagner” (p. 503)

“Il faut éviter les voluptés qui sont suivies de douleurs” (p. 507)

“La tyrannie des médecins est insupportable”

“L’ignorance de la médecine fait vivre”

“Selon Platon, il est permis aux médecins de mentir” (p. 510)

“Médecine est [… ] superstition” (p. 511)

“Médecine à Rome professée par les Grecs” (p. 512)

“Nécessité des bains et des eaux” (p. 516)

“Coutume de porter les malades à la place publique” (p. 519)

“Grande lâcheté de s’offrir à deux partis contraires” (III, p. 4)

“Criminels condamnés à se faire mourir eux-mêmes” (III, p. 8)

“Le plaisir excuse le péché” (III, p. 17)

“Méditation sur l’occupation de Dieu” (III, p. 22)

“Femmes qui affectent d’être vraies savantes” (III, p. 24)

“Poésie permise aux femmes” (III, p. 25)

“La plus malotrue femme a quelque-chose de recommandable” (III, p. 26)

“Commerce des livres (III, p. 28)

Les livres servent de remède à beaucoup de maux” (III, p. 28)

“Solitude doit être accompagnée de promenoirs” (III, p. 29)

“Le plaisir de l’étude a ses incommodités” (III, p. 30)

“Deuil des femmes plus cérémonieux que réel” (III, p. 30)

“Raisons de la philosophie pour consoler” (III, p. 30)

“Diversion nécessaire à la guerre” (III, p. 31)

“Une affection feinte devient souvent réelle” (III, p. 34)

“Le souvenir de la jeunesse” (III, p. 38)

“Paillardise moindre que le mentir” (III, p. 41)

“On se marie pour la postérité, non pour soi” (III, p. 43)

“L’action du mariage doit bannir la lascivité” (III, p. 43)

“Mariage est à l’homme ce qu’est la cage à l’oiseau” (III, p. 45)

“La jalousie des femmes extrême” (III, p. 54)

“Philosophique liberté de se prostituer” (III, p. 57)

“Homme fait pour le jouet des dieux” (III, p. 63)

Les passages soulignés dans le texte de Montaigne par Laval, avec ou sans annotations marginales, sont tous aussi intéressants, car révélateurs de ce qui marqua l’esprit de ce premier lecteur. Voici quelques-uns d’entre eux, encore une fois relevés au hasard de notre propre lecture :

“il en est, où quand le roi crache, la plus favorite des dames de la cour tend la main” (p. 56), “tous les marchands conviés à la noce couchent avec l’épousée avant lui” (p. 57), “Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente, se peuvent remarier, les autres non” (p. 57), “celui qu’on rencontra battant son père, répondit que c’était la coutume de la maison, que son père avait ainsi battu son aïeul, son aïeul son bisaïeul” (p. 59), “il faut ou imiter les vicieux, ou les haïr” (p. 140), “la plus grande chose du monde c’est de savoir être à soi” (p. 143), “la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache la suite” (p. 145, en face de quoi Laval écrit : “la fuir”), “La mort ne se sent que par le discours, d’autant que c’est le mouvement d’un instant” (p. 154), “j’en sais qui à leur escient ont tiré et profit et avancement du cocuage” (p. 159), “au prix de tous autres, mais nullement au prix d’eux-mêmes” (p. 209), “que les Grecs bussent sur la fin du repas en plus grands verres qu’au commencement” (p. 219), “Platon défend aux enfants de boire vin avant dix-huit ans, et avant quarante de s’enivrer” (p. 219), “le premier trait de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la vérité” (p. 441), “[Caton] était le premier homme sobre qui se fut acheminé à la ruine de son pays” (p. 483), “Comme le monde va se pipant aisément de ce qu’il désire” (p. 516)

Certaines notes sont clairement identifiées comme étant de la main de Charles de La Mure par les événements qu’elles relatent et datent. Ainsi, le neveu de Laval mentionne-t-il par exemple l’exécution de Charles Ier d’Angleterre, en 1649 ou la mort du cardinal de Richelieu “le plus détestable de tous les politiques qui a réduit les Français à la plus honteuse servitude qu’on puisse concevoir”, selon lui, en 1642 (pp. 34 et 35).

Les “Essais” de Laval

Antoine de Laval se présente comme le garant d’une orthodoxie morale et religieuse dans les marges de son exemplaire des Essais alors que Montaigne ne cesse de s’étonner de la diversité des opinions de ce monde. Laval critique aussi les “sauts et gambades” de Montaigne : Il “semble y avoir quelque chose d’impie de faire ce mauvais mélange de choses du tout sacrées et divines avec des discours folâtres… d’une beauté vénale” (p. 407).

Pourtant, Laval ne s’en rapproche pas moins de Montaigne par un autre biais, celui de la méthode. Laval dialogue avec Montaigne, comme Montaigne le fait avec les auteurs antiques. La pensée reste vive dans les marges. Montaigne le rappelle : “il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires”.

En 1605, Antone de Laval publiera Desseins de professions nobles et publiques  :

“Dans ce livre, on lit le testament d’un auteur qui, s’il n’a pas acquiescé au scepticisme tonifiant des Essais, a néanmoins fait sien l’art de vivre qui y est exposé” et a découvert, tout comme Montaigne, que “chaque monologue finit par être un dialogue ; un lecteur de l’époque ne s’y est pas trompé en faisant inscrire au dos de la reliure de son exemplaire des Desseins, “Essais de Laval”” (George Hoffmann). Cet exemplaire est conservé à la Bibliothèque Méjanes, Aix en Provence.

La forme de ces Desseins, étrangement, ressemblera à celle des Essais. Le livre est d’ailleurs publié chez Abel L’Angelier.

BIBLIOGRAPHIE : 

R. A. Sayce et D. Maskell, A Descriptive Bibliography of Montaigne’s Essais, Londres, 1983, pp. 25-29, 7A -- R. A. Sayce, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Genève, 1974, t. XXXVI -- J. Balsamo et M. Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620), Genève, 2002, p. 266-270 -- Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, 2008 -- Philippe Desan, Bibliotheca Desaniana. Catalogue Montaigne, Paris, 2011 -- Alain Legros, Montaigne en quatre-vingt jours, Paris, 2022 -- H. Faure, Antoine de Laval, Moulins, 1870

PRINCIPALES MENTIONS DE L’EXEMPLAIRE : Ernest Courbet, “Recherches sur Mlle de Gournay”, in Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, mai 1898 (consultable sur gallica) -- Les Essais de Montaigne, accompagnés d’une notice sur sa vie et ses ouvrages… édition d’Ernest Courbet et Charles Royer, Paris, 1900, t. 5 -- Olivier Millet, La Première Réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, 1995, p. 129 -- J. Balsamo et M. Simonin, Abel L'Angelier, Genève, 2002, n° 258, p. 268 -- Jean Balsamo, “Les Essais de Montaigne et leurs premiers lecteurs : exemplaires annotés (1580-1598)”, in Montaigne Studies, 2004, Volume XVI -- “Antoine de Laval”, in Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, 2008 -- George Hoffmann, “Croiser le fer avec le Géographe du Roi : l’entrevue de Montaigne avec Antoine de Laval aux États généraux de Blois en 1588”, Paris, 2017

WEBOGRAPHIE : Anne-Marie Cocula, “Montaigne : nouveaux regards des historiens”, 2016 : https://journals.openedition.org/essais/7026

Nous tenons à remercier Madame Marie-Luce Demonet, Monsieur Jean Balsamo et Monsieur Alain Legros pour leur aide sympathique et précieuse