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ÉRASME

L’Éloge de la Folie

[Paris], [Jean-Augustin Grangé, Jacques-François Mérigot, Charles II Robustel et Jean-Noël Le Loup], 1751

ÉRASME AU SIÈCLE DES LUMIÈRES.

EXEMPLAIRE EN GRAND PAPIER AVEC LES FIGURES IMPRIMÉES EN BISTRE BLEU. RELIÉ EN MAROQUIN À L’ÉPOQUE.

“L’ÉLOGE DE LA FOLIE, À CE QU’IL ME SEMBLE, N’EST PAS TOUT À FAIT L’OUVRAGE D’UN FOU” (ÉRASME, PRÉFACE ADRESSÉE À THOMAS MORE, P. XXIII).

Première édition avec les notes d’Anne-Gabriel Meunier de Querlon (1702-1780). Il retouche la traduction de Nicolas Gueudeville (d’abord parue à Leyde, en 1713). Gueudeville publia aussi une traduction des Colloques d’Érasme, en 1720

In-4 (241 x 182mm). Page de titre imprimée en noir et rouge. Un fleuron sur le titre, une vignette et un cul-de-lampe gravés. Chaque page de texte imprimée dans des cadres gravés de style rocaille. Exemplaire trois fois réglé : de rose (le texte) et d’un double filet rose et noir (l’encadrement)

COLLATION (hors planches) : (4) ff., xxiv-222 pp., (1) f.
TIRAGE : exemplaire réimposé sur “grand papier de format in-4”. La majorité des exemplaires ont été imprimés au format in-12
ILLUSTRATION : un frontispice et 13 estampes dessinés par Charles Eisen et gravés par Aliamet, De la Fosse, Flipart, Legrand, Le Mire, Martinasie, Pinssio et Tardieu. Toutes les figures sont tirées EN BISTRE BLEU
RELIURE DE L’ÉPOQUE. Maroquin rouge, décor doré, triple filet en encadrement, dos à nerfs orné, tranches dorées

Infimes épidermures anciennes

Nicolas Gueudevile (1652-1721), prêtre bénédictin défroqué (il s’enfuit de son couvent en escaladant les murs) fut surnommé le “soldat inconnu des Lumières”. Il s’installa en 1699 à Rotterdam et se rapprocha des calvinistes Pierre Bayle (1647-1706) et Jacques Basnage (1653-1723), pasteur de son état, lesquels déployaient une activité en tous genres prônant la tolérance par divers essais, dictionnaires, correspondances, polémiques. Gueudeville, pour survivre, donne des leçons de latin, entreprend des premières traductions et surtout, publie son journal, L'Esprit des Cours de l'Europe, assez régulièrement chaque mois, entre 1699-1710. Ce journal porte notamment des attaques virulentes et directes, bien que pertinentes et lucides, contre la France de Louis XIV : “plus il frappe, plus on l'adore ; plus il appesantit sa main, plus on lui trouve un cœur de père” (L'Esprit des Cours de l'Europe, année 1704).

Selon Myriam Yardeni, “pour Gueudeville, le régime de Louis XIV est le plus monstrueux et le plus inhumain qu'on puisse imaginer. En effet, jamais personne n'avait encore réussi à instaurer un tel régime et à le faire survivre… Les habitants sont malheureux et maltraités. Ils ont faim, ils souffrent et ils sont méprisés. Et malgré tout, ils se contentent de leur situation, adorent leur roi et leur tyran et ne se révoltent pas ”. Le “journal” de Guedeville ne cesse d’en témoigner :

“Qu'importe à une Nation que son Roi soit estimé le plus grand Roi du Monde, si elle est dans la condition la plus basse et la plus triste où les hommes puissent être réduits ? Enfin que sert aux Français d'avoir pour souverain le Prince du Monde le plus heureux par son étoile, et le plus formidable par ses armées, si bien loin de jouir de cette précieuse liberté que les Fondateurs de la Monarchie croyaient leur avoir assurée pour jamais, ils ne jouissent pas même de leur propre, de leur personne, ni de leur conscience” (L'Esprit des Cours de l'Europe, année 1705).

Gueudevile publie sa première traduction de l’Éloge de la folie en 1713, laquelle sera remaniée tout au long du XVIIIe siècle (vingt et une fois jusqu’en 1777). Le célèbre traité d’Érasme offre depuis sa première publication en 1511 un modèle de tolérance et de raison face à l’obscurantisme et la bêtise. Gueudeville et les hommes des pré-Lumières y trouvent un moyen habile et ludique de critiquer le pouvoir absolu incarné par Louis XIV. La traduction du grand texte d’Érasme par Gueudeville n’a donc rien d’un simple travail littéraire. Elle constitue un texte polémique en lutte contre l’absolutisme, une voix d’opposition à un régime devenu monstrueux par la démesure de son monarque. Pour Gueudeville, cette situation politique de la France constitue un attentat contre la raison - autre appellation de la “sapiens” d’Érasme :

“Car la raison démontre, qu'il n'y a rien de commun entre l'intérêt du Monarque et celui de ses sujets : “Le juste est celui où l'utilité des sujets l'emporte sur l'utilité du Souverain” (Gueudeville). Les bons rois devraient se sacrifier pour le peuple et pour le bien public. Mais les Français restent imperméables à toute argumentation” (Myriam Yardeni).

Érasme dénonçait déjà, deux siècles plus tôt, le mauvais usage de la raison en vantant, par antithèse, les bienfaits de la folie. L’éditeur de la traduction de Gueudeville, rappelle, dans sa préface, la continuité de pensée entre Érasme et son traducteur : “Érasme emprunte le masque de la Folie, pour donner des leçons de Sagesse… c’est la pensée de Gueudeville… les hommes croient la Folie tant qu’elle parle en folle, et dès qu’elle emprunte la voix de la raison, ils ne la reconnaissent ni ne l’entendent plus” (p. IV).

L’homme de lettres apparaît donc comme le garant de cette raison ou sagesse (plus tard appelée “conscience humaine”). Si l’homme de la pré-Renaissance trouve un modèle de sagesse dans la figure d’Érasme, de nombreux successeurs viendraient à Gueudeville et à ses amis dans les décennies à venir : bien sûr tout au long du XVIIIe siècle ; ill suffit de penser au Voltaire de l’Affaire Calas ; puis au siècle suivant, depuis le groupe de Coppet jusqu’au J’accuse d’Émile Zola. Déjà se dessine la figure de l’intellectuel, soit, de l’homme de lettres ayant une autorité reconnue pour ses qualités morales et intellectuelles, amené à prendre la parole quand la cité est en danger. Le terme d’intellectuel est encore anachronique au XVIIIe siècle mais Gueudeville fut précurseur si ce n’est visionnaire.

La forme ludique du traité d’Érasme (la prosopopée : faire parler la folie) ne pouvait que plaire à un homme du début du XVIIIe siècle. Érasme, écrit Gueudeville, “fit la Guerre à la Superstition, au Libertinage, à l’Imposture, à l’Avarice, à l’Ignorance” mais avec gaieté. Érasme écrit dans sa Préface à Thomas More  :

“Si mes censeurs ne veulent pas se payer de cette monnaie, ils n’ont qu’à imaginer que je joue aux échecs pour m’amuser, ou à quelque jeu d’enfants. Il n’y a point de condition dans la vie à qui on ne permette quelque divertissement : ce serait donc une grande injustice d’interdire aux gens de lettres un peu de badinage, pour se délasser l’esprit” (p. XX).

La préface de l’éditeur rappelle comment Érasme écrivit cet essai qui le rendit si célèbre, “pour amuser son loisir et faire diversion à son mal”.

“À son retour d’Italie à Londres, il était logé chez Thomas Morus, Chancelier d’Angleterre ; et forcé de garder la chambre par un violent mal de reins, provenant des fatigues du voyage, ses travaux théologiques étaient suspendus, parce qu’il n’avait point encore reçu les livres nécessaires pour les continuer. Il fallait amuser son loisir, et faire diversion à son mal, par quelque gaieté qui lui coûtât peu : il imagina cette spirituelle folie, à laquelle il n’employa qu’environ sept jours.” (Préface, p. II).

Les eaux-fortes légères d’Eisen gravées pour cette édition se prêtent parfaitement à cette lecture d’Érasme au temps de Louis XV sans en laisser paraître le discours politique véritable porté par la traduction, en filigrane. Ange-Gabriel Meunier de Querlon, qui rédigea les notes accompagnant cette édition, appartient aussi à cette lignée de penseurs épris de liberté puisqu’il fut, en 1774, le premier éditeur du Journal de Montaigne.

BIBLIOGRAPHIE : 

Cohen-de Ricci, 348-349 -- Portalis, I, p. 190 : “Eisen réalise le type le plus accentué de la vignette légère du temps de Louis XV” -- Yardeni Myriam, “Gueudeville et Louis XIV. Un précurseur du socialisme, critique des structures sociales louis-quatorziennes”, in Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 19 n° 4, Octobre-décembre 1972. pp. 598-620 -- Tristan Vigliano, “Nicolas Gueudeville préfacier : une appropriation des textes humanistes au début du XVIIIe siècle”, in Revue française d’histoire du livre, 2016, pp. 171-193
WEBOGRAPHIE : article de Yardeni Myriam : doi.org/10.3406/rhmc.1972.2238