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Les Liaisons dangereuses, ou Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l'instruction de quelques autres
EXCEPTIONNEL ET RARE EXEMPLAIRE À PROVENANCE IMPORTANTE DE L’ÉDITION ORIGINALE (TIRAGE A) DES LIAISONS DANGEREUSES, CELUI D’ACHILLE-NICOLAS NERVET, BIBLIOPHILE RENOMMÉ DU XVIIIE SIÈCLE.
NERVET FIT RELIER CET EXEMPLAIRE, APPOSA UNE NOTE AUTOGRAPHE SUR UNE GARDE, ET MARQUA QUATRE FOIS LES CONTREPLATS DE LA RELIURE DE SON EX-LIBRIS DORÉ : “À MONSIEUR NERVET”.
L’ÉDITION ORIGINALE DES LIAISONS DANGEREUSES NE SE RENCONTRE JAMAIS QUE DANS DES EXEMPLAIRES ANONYMES ET BANALS
ÉDITION ORIGINALE
4 parties en 2 volumes in-12 (168 x 95mm)
COLLATION : (I) : A-K12 L4, soit 248 pp. (incluant faux-titre, titre, avertissement et préface) ; (II) : A8 B-K12 L6, soit 242 pp. (incluant faux-titre et titre), sans le dernier f. blanc, comme l’exemplaire de J. A. Bonna ; (III) : A-I12 K8, soit 231 pp, (incluant faux-titre et titre) ; [A4] B-L12 M6, soit 257 pp. (incluant faux-titre et titre), avec le feuillet d’errata et sans le dernier f. blanc, comme l’exemplaire de J. A. Bonna
ÉDITION : type A de la classification de Max Brun. L’épigraphe de Jean-Jacques Rousseau figure sur chaque page de titre bordé par deux traits à bouts courbes. L’exemplaire est bien complet de l'errata dont aucune des dix fautes n’est corrigée, à l’exception de la faute à la p. 110 du tome I (faché pour fachée, et dont le “e” a été manuellement gratté). Avec la faute p. 155 du premier volume : Madame de Merteuil. La p. 6 du t. I, deuxième ligne, comporte la faute au mot tronqué “personna-” qui est corrigée dès la deuxième édition en “person”. Le bandeau de la p. 9 (t. I) est celui de l’édition originale : rectangulaire avec 6 motifs rocailles et 4 rectangles de 20 croix. Précisons que le type B marque les caractéristiques d’une seconde et nouvelle édition des Liaisons et non d’un deuxième état de l’édition originale
RELIURES DE L'ÉPOQUE. Veau glacé, décor doré d’un triple filet en encadrement avec rosette aux angles, dos lisses très ornés et dorés, roulette sur les coupes avec au sommet de chaque contreplat l’ex-libris doré apposé quatre fois : “A. MONSIEUR. NERVET”, tranches rouges
SAVOUREUSE ANNOTATION AUTOGRAPHE D’ACHILLE-NICOLAS NERVET, au verso de la première garde, à l’encre brune :
Nta [Nota] on scait que ce Roman très connu, dont on ne peut cesser la Lecture quand on l’a commencée, et que cependant les femmes réservées n’osent avouer avoir faite, est de M. Choderlos de Laclos, Capitaine au Corps Royal d’Artillerie. Il est né à Amiens en 1741.
La graphie de cette note est en tout point similaire à celle, signée de Nervet, figurant sur l’exemplaire d’un Charron de 1608 appartenant à la collection de Philippe Desan (cf. https://montaignestudies.uchicago.edu/h/lib/charron/traicte/1608.shtml)
PROVENANCE : Achille-Nicolas Nervet, avocat en Parlement, conseiller receveur des Tailles à Évreux
"Il n'est donc point de femme qui n'abuse de l'empire qu'elle a su prendre !" (Lettre VI).
Pierre Choderlos de Laclos, brillant officier d'artillerie et poète ayant déjà publié, rongeait son frein dans les garnisons de province faute de pouvoir montrer sa valeur aux Colonies ou en Amérique. Il avait entrepris de faire un livre qui sortirait de la route ordinaire, qui fit du bruit et retentit encore sur la terre après qu'il y serait passé. Il prit comme épigraphe celle de La Nouvelle Héloïse : "j'ai vu les mœurs de mon temps et j'ai publié ces lettres." Antérieur de trois ans au Mariage de Figaro, ce pamphlet politique d'esprit révolutionnaire et fortement janséniste - bien plus que simplement érotique, pensé surtout comme satire politique d’une noblesse de cour jugée dépravée par ce bras droit du duc d’Orléans, fit, selon le comte de Tilly, page de Marie-Antoinette, une prodigieuse sensation dans le public.
"C'est à peu près vers ce temps que parut un livre qui fit une prodigieuse sensation dans le public, et plus de ravages dans bien des têtes que les peintures les plus lascives, ou les productions les plus obscènes. Un livre que toutes les femmes ont confessé avoir lu quand tous les hommes auraient dû le réprouver, et qui méritait d'être livré aux flammes par la main de l'exécuteur public, quoiqu'il soit digne, dans son genre, d'occuper une place classique dans les meilleures bibliothèques. Je crois avoir nommé Les Liaisons dangereuses. Je parle aujourd'hui de cet ouvrage comme je n'en pensais pas alors ; car j'ai à me reprocher d'en avoir été l’admirateur passionné, et surtout de l'avoir prêté dans sa nouveauté à deux ou trois femmes, qui se cachaient alors de le lire plus qu'elles ne se sont cachées d'accomplir tout ce qu'il enseigne" (Comte de Tilly, Mémoires, 1828, pp. 318 et 319).
Ce roman amer et raffiné se distinguait de la littérature romanesque de son époque autant par son inspiration que par les mérites exceptionnels de son style. Ce livre, qui “s'il brûle, ne peut brûler qu'à la manière de la glace” (Baudelaire), fut une sorte de best-seller du XVIIIe siècle. Bachaumont écrit le 29 avril 1782, dans ses Mémoires secrets, quelques jours après la publication de l'ouvrage : "Le livre à la mode aujourd'hui… est un roman intitulé Les Liaisons Dangereuses, en quatre petits volumes".
Les deux mille exemplaires de l’édition originale furent immédiatement écoulés, et, sous la date de 1782, parurent au moins seize éditions différentes. Cet engloutissement du livre par un public si avide de le lire comme l’absence de tout exemplaire de présent constitué au préalable par l’auteur expliquent à l’évidence l’inexistence d’exemplaire remarquable de l’édition originale des Liaisons dangereuses. Il n’y a pour exception notable à cette règle que les exemplaires tous anonymes des collections de Pierre Berès (demi reliure de veau, Cat. IV, 2006, n° 74, €35.000), Jean Viardot (pleine basane fauve mouchetée, cat. 2016, n° 60, €61.290) et Pierre Bergé (plein veau, cat. I, 2015, n° 46, €57.960), tous trois reliés en quatre volumes. Ils ne portent aucune marque de première possession ni de lecture contemporaine, et, pour comble, n’ont pas été constitués par un amateur identifié.
Achille-Nicolas Nervet appartient à une dynastie de médecins et d’avocats d’Évreux qui, dans le courant du XVIIIe siècle, bascule dans la haute finance. Le Dictionnaire historique de Moreri consacre une longue notice à la famille Nervet (Paris, 1759, t. VII, pp. 974-975). Il est dit par l’auteur “actuellement vivant”. Si Nervet n’est pas à proprement parler fermier général, sa fortune est suffisamment établie pour qu’il soit, en 1774, l’une des cautions de Jean Roux Monclar, l’un des deux principaux contractants des fameuses salines d’Arc-et-Senans de Nicolas Ledoux (cf. le Dictionnaire de la ferme générale : https://dicofg.hypotheses.org/1432).
La provenance Nervet est à peine identifée et peu connue. Achille-Nicolas partage avec le grand bibliophile Girardot de Préfond la pratique singulière d’inscrire son nom au contreplat du volume. Nervet le fait cependant pousser en lettres d’or sur chacun des contreplats et non sur le seul premier. Il n’y eut aucune vente Nervet et son nom n’est pas encore entré au panthéon des grands bibliophiles. L’existence d’une importante bibliothèque, sans doute familiale, est cependant avérée. Le premier Nervet d’importance mentionné par Moreri fut le prêtre Jean Nervet (mort en 1525), originaire d’Évreux, confesseur de Louis XI et son “conseiller d’état et privé” : “Nervet avait fait avec distinction ses études en l’Université de Paris, & était homme de lettres. Il aimait et cultivait les sciences avec ardeur (…) Il fut un des premiers protecteurs de Cheradamus, professeur de langues grecques et hébraïques” (Moreri). Puis, au XVIIe siècle, vint Michel Nervet (1663-1729) médecin, pratiquant le grec et l’hébreu, “sorti d’une des plus anciennes familles d’Évreux en qui l’amour de l’étude est héréditaire”. Son frère Jean Nervet (né en 1658) fut un célèbre avocat, spécialiste de la coutume de Normandie “sur laquelle il était consulté de toutes parts”. Il avait épousé la fille d’un maître des requêtes de la Reine. L’un de ses fils fut Achille Nervet, également avocat, né le 9 septembre 1691, marié à Marie Madeleine de Peverel de Bemecourt. Il est le père de notre Achille-Nicolas Nervet qui épousa Marie-Agnès des Hayes. Avec lui s’éteint la lignée des Nervet.
Au XIXe siècle, un érudit normand, sans doute neveu éloigné des Nervet, Robert Avril de Burey, consacra une courte étude à “Achille-Nicolas Nervet (…) sa Marque de Bibliothèque” (cf. infra) :
“Achille-Nicolas Nervet était, à n'en pas douter, un bibliophile convaincu et on raconte qu'il avait formé, tant à Évreux que dans son château du Breuil, une belle collection de livres richement reliés (…) les livres de la bibliothèque Nervet sont devenus presque introuvables actuellement, en dehors des vitrines particulières de quelques familles du pays dont les ascendants furent alliés aux Nervet, et qui les ont recueillis dans la succession du dernier représentant du nom”.
L’ancienne bibliothèque fut donc dispersée parmi les neveux normands. Aucun catalogue de vente aux enchères ne conserva la trace de ces livres. Pourtant, Achille-Nicolas Nervet fut sans aucun doute un véritable bibliophile. On rencontre parfois certains de ses livres sur le marché ou dans de grandes collections.
Les deux cas les plus troublants, car ces exemplaires portent la marque d’un goût bibliophilique pour les beaux livres, sont les reliures de curieux conservées dans le Cabinet des livres du duc d’Aumale à Chantilly. Les numéros 41 et 44 du catalogue de l’exposition de 2002, soit un Pétrone de 1694 et les Proverbes de Charles de Bouvelles imprimées en 1557, appartiennent en effet, soit au groupe des reliures à dentelle La Vieuville, soit à celui des “antiquités gauloises” (cf. P. Ract-Madoux et I. de Conihout, Reliures françaises du XVIIe siècle. Chefs-d’œuvres du Musée Condé, Paris, 2002, pp. 95 et 104). Elles portent toutes deux la marque aux lettres dorées de Nervet, signe qu’elles sont passées par Évreux avant de circuler plus tard sur le marché des livres au XIXe siècle. Elles placent Achille-Nicolas Nervet dans l’une des lignées les plus prestigieuse de la bibliophilie.
La Bibliothèque montainiste de Philippe Desan renseigne davantage encore sur la pratique de la collection propre à Achille-Nicolas Nervet. Elle possède un Traicté de Sagesse par Pierre Charron (Paris, 1608), relié en “veau blond glacé”, qui porte non seulement l’ex-libris en lettres dorées de Nervet, mais aussi une note autographe signée de Nervet, débutant par le même “Nta” (pour Nota) que celui de nos Liaisons dangereuses, note dans laquelle le collectionneur résume son impression de lecture (cf. https://montaignestudies.uchicago.edu/h/lib/charron/traicte/1608.shtml).
Des catalogues de libraires permettent aussi de retrouver certains autres livres de Nervet. Nous n’en citerons ici que deux. Celui de la Librairie historique Fabrice Teissèdre qui proposait un exemplaire de l’Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine de La Mettrie (Berlin, 1748-1750) relié en trois volumes de veau blond avec l’ex-libris en lettres dorées sur chaque contreplat (https://ilab.org/sites/default/files/catalogs/files/3286_catalogue_20rares_20et_20curieux.pdf). Un Traité de la couleur de la peau de Claude-Nicolas Lecat (Amsterdam, 1765) se trouve chez un libraire argentin. Les Mémoires pour servir à l’histoire des insectes de Réaumur (Paris, 1734) présentent le même ex-libris et la même écriture pour la Note (cf. https://www.milestone-books.de/pages/books/003256/rene-antoine-ferchault-de-reaumur/memoires-pour-servir-a-lhistoire-des-insectes). Ces trois livres ici mentionnés sont tous en édition originale.
Achille-Nicolas Nervet est un homme des Lumières. Il lit La Mettrie, Réaumur, Le Cat, Helvétius… la liste de livres contemporains sera sans doute longue à reconstituer. Cet exemplaire des Liaisons dangereuses en fait maintenant partie. Mais Nervet s’intéresse aussi à l’objet livre comme le montre ces jolis spécimens de reliure du XVIIe siècle qui passeront par la suite au duc d’Aumale. Cette bibliothèque disparue devait même posséder des manuscrits anciens. Dans les défaits d’une reliure Nervet, l’université de Rochester a retrouvé le précieux fragment d’un manuscrit du théologien irlandais Richard Fitz Ralph (1300-1360 ; cf. https://muse.jhu.edu/article/738215).
Max Brun, Le Livre et l'estampe, 1963, pp. 32-47 -- En Français dans le texte 174 -- Robert Avril de Burey, “Achille-Nicolas Nervet, Conseiller Receveur des Tailles, en l’Élection d’Évreux et sa Marque de Bibliothèque”, Archives de la Société Française des Collectionneurs d’Ex-Libris 3, no. 10 (1896), pp. 145–47 -- Bibliothèque nationale de France, exp. Lumières !, cat. nº 142 -- V. de Diesbach, Six Siècles de Littérature française. XVIIIe siècle. Bibliothèque Jean Bonna, n° 81, pp. 89-90