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Les Stalactites
THÉODORE DE BANVILLE ET CHARLES ASSELINEAU RÉUNIS PAR LORTIC.
EXEMPLAIRE CITÉ PAR VICAIRE. ANCIENNE COLLECTION BERNARD MALLE.
BANVILLE A FAIT RELIER SON DEUXIÈME LIVRE PAR LORTIC PUIS L’A OFFERT À CHARLES ASSELINEAU APRÈS AVOIR PORTÉ UN LONG ENVOI SUR LE PREMIER FEUILLET DE GARDE.
C’EST ASSELINEAU QUI AVAIT EMMENÉ BANVILLE CHEZ LORTIC
In-8 (223 x 135mm)
autographe signé, sur le feuillet de garde de la reliure :
Que les temps sont changés ! + mon cher Asselineau ;
Pour moi l'enfant Amour allumait son fourneau
Lorsqu'en des lieux charmants, remplis de clématites,
Je rêvais ce recueil nommé Les Stalactites,
Tout jeune encore, ainsi que Damète ou Tircis.
Hélas, c'était en mil huit cent quarante six,
Époque où j'étais cher à la Grâce indécente,
Et j'écris ces dix vers en mil huit cent soixante,
N'ayant presque plus d'or et d'argent sur le front,
Vieux lyrique fourbu, dont les jeunes riront !
Théodore de Banville
+ Racine, Athalie
RELIURE DE L’ÉPOQUE SIGNÉE DE LORTIC, en queue du dos. Dos de maroquin vert à cinq nerfs, plats de papier marbré, tranche supérieure dorée
cet exemplaire ne figure pas au Répertoire des Biens spoliés -- Théodore de Banville : relié pour lui -- Charles Asselineau (envoi ; sa vente : Catalogue de la bibliothèque romantique de feu M. Charles Asselineau, Paris, Rouquette, 1875, n° 34) -- Charles Jolly-Bavoillot (1821-1895 ; Collection importante d’ouvrages de la période romantique… riches reliures en maroquin de Cuzin, Marius Michel, Chambolle-Duru, Lortic frères, Paris, A. Durel, 1896, n° 92) -- Bernard Malle (cachet)
Le nom de Lortic frappé en queue d’une demi-reliure janséniste évoque immédiatement Baudelaire et son cénacle et constitue une modernité inégalée en matière d’exemplaire de littérature française : “Lortic [fut le] relieur attitré de Baudelaire et du cénacle qui l’entourait” (catalogue Jacques Guérin).
On ne peut imaginer un exemplaire plus baudelairien que celui des Stalactites avec envoi à Charles Asselineau et relié par Lortic. L’amitié de Baudelaire, Banville et Asselineau remonte à leur jeunesse, et perdurera jusqu’à la mort de Baudelaire et même au-delà.
Asselineau et Lortic
Charles Asselineau conduisit Baudelaire, la première fois, dans l’atelier de Lortic :
“Nous traversons le Pont-Neuf. Nous voici rue de la Monnaie. À la première maison de gauche, le démon m’entraîne et me pousse sur l’escalier. Deux étages, et nous entrons dans un salon. Ce salon, je le reconnais, c’est celui de L***, le célèbre relieur, mon ouvrier ordinaire” (L’Enfer du bibliophile, 1860)
Asselineau est sûrement, dans le cénacle de Baudelaire, celui qui posséda le plus de reliures de Lortic. Le Catalogue de la bibliothèque romantique de feu M. Charles Asselineau (1875) présente une quarantaine de volumes reliés par Lortic. Son exemplaire des Fleurs du mal figure sous le n° 68 : “mar. r., fil., dos orné, dent. int., tr. dor. (Lortic). Première éd. ; un des dix exemplaires sur papier vergé, avec envoi autographe signé de l’auteur”. Sa reliure a malheureusement été brisée et remplacée par une reliure de Marius Michel. On trouve également, dans son Catalogue, une importante série de de livres de Banville dont cinq sont reliés par Lortic. Cet exemplaire des Stalactites figure sous le numéro 34. L’envoi est entièrement retranscrit.
L’appartement et les livres de Baudelaire décrits par Banville
Baudelaire possédait très peu de livres. Ils étaient rangés dans un placard, près des bouteilles. Théodore de Banville donna la plus importante description de l’appartement de Baudelaire que l’on connaisse, quai d’Anjou, quand il était jeune (avant de migrer quai d’Orléans) :
“la première fois que je fus reçu chez Baudelaire, il habitait un petit logement dans l’hôtel Pimodan, sur le quai d’Anjou, à l’île Saint-Louis. Il était alors ce beau jeune homme de vingt ans à la lèvre écarlate, aux yeux profonds et clairs, à la barbe soyeuse et vierge, à la longue chevelure noire frisée naturellement et assez pareille à celle de Paganini, dont Émile Deroy a laissé le portrait, que Bracquemond a gravé et que possède aujourd’hui Charles Asselineau.
En entrant chez Baudelaire, mes yeux furent invinciblement attirés par une tête de femme qui, très sombre et lumineuse pourtant, souffrait, vivait dans un large cadre d’or flamboyant, aux gorges profondes et aux plans divers et variés, qui, par de savantes inflexions, se succédaient sans secousse et de façon à produire une belle ligne harmonieuse. Pris et subjugué au premier instant par l’irrésistible séduction de cette peinture, je n’en pus détacher mes yeux, et à vrai dire, je ne vis pas autre chose.
Ce n’est pas pourtant que le logis du poète fût dénudé de ce qui peut exciter l’intérêt et la curiosité, car il lui ressemblait parfaitement ! Il était bizarrement composé d’une toute petite antichambre, d’une grande et belle pièce à alcôve, dont l’unique fenêtre donnait sur la rivière, et de plusieurs cabinets tout petits, avec des fenêtres mais sans cheminées, qui se groupaient autour de la chambre, comme des boutons autour d’une fleur. Chacun de ces cabinets contenait un de ces meubles anciens à tiroirs, en ébène ou en écaille, qu’on nomme aussi des cabinets. Au milieu de la grande chambre, il y avait une énorme table en noyer du XVIIIe siècle, dont l’ovale découpée, ces insensibles ondulations dont les ébénistes d’alors ont emporté le secret, permettait de s’asseoir partout commodément, le corps entré et comme incrusté dans la table.
Quant aux meubles pour s’asseoir, ils étaient très grands, très larges et couverts de housses d’étoffe grise. Sur la cheminée était placée, entre deux chandeliers de cuivre à deux branches très anciens, une terre cuite, un groupe de deux femmes nues, modelé par Feuchères, représentant la nymphe Callisto dans les bras de Zeus qui a emprunté la figure d’Arthémis, et dédié par l’artiste à Baudelaire.
Dans un placard dont la porte était ouverte, je vis quelques livres très peu nombreux, fastueusement habillés de reliures pleines, en veau fauve pour la plupart. C’étaient des poètes du XVIe siècle, dans les éditions originales. Sur les même rayons étincelaient quelques bouteilles de vin du Rhin et des verres couleur d’émeraude.
Les murs de toutes les pièces étaient uniformément couverts d’un papier glacé à d’énormes ramages, de couleur alternativement pourpre et noire. Sur ces murs, il y avait les lithographies de Delacroix sur Hamlet, simplement mises sous verre, et la tête de femme dont j’ai parlé” (“Charles Baudelaire”, in La Renaissance littéraire et artistique, n° 1, 27 avril 1872).
Une autre description de l’appartement de Baudelaire corrobore le témoignage de Théodore de Banville :
“les verreries et les vaisselles restaient cachées dans de profonds placards qui servaient également de refuge aux livres. Dans l’épaisseur des murailles de Pimodan, les vieux poètes français et latins, surtout ceux de la décadence, la plupart dans des éditions anciennes magnifiquement reliées, voisinaient avec des verres de Bohême multicolores, des assiettes, des plats en vieilles faïences, des coupes de cristal taillé et des bouteilles de vin du Rhin. Si un ami venait quai d’Anjou, le grand plaisir du maître de céans était de lui faire entrevoir, négligemment et sans avoir l’air d’insister, un livre précieux, un bibelot rarissime ou une verrerie de choix, qui semblaient délaissés dans le fond d’un placard” (P. Guilly).
Cette description de l’appartement de Baudelaire par Banville date d’avant la rencontre de Baudelaire et de Lortic. Les exemplaires “en veau fauve” ne sont hélas pas identifiables puisque Baudelaire, ne possédait pas d’ex-libris. C’est à partir de sa rencontre avec Lortic que Baudelaire s’approprie, en quelque sorte, quelques rares exemplaires. Il fait alors frapper, par Lortic, son chiffre “C. B.” en queue de leur dos. Théodore de Banville fera de même, pour les exemplaires de ses propres livres en les faisant relier par Lortic.
Charles Baudelaire et Théodore de Banville
Banville et Baudelaire sont de la même génération et leurs influences réciproques sont bien plus importantes qu’on ne le pense : “étudier Baudelaire sans lire Banville est un non-sens” (J.-M. Hovasse). Ils se connaissent depuis leurs jeunes années, comme le rapporte Banville dans ses souvenirs :
“J’ai eu la joie, l’inestimable fortune de rencontrer Baudelaire et de l’aimer, lorsqu’il venait d’avoir vingt ans” (Mes souvenirs, 1883).
Ils avaient même eu successivement la même maîtresse, Marie Daubrun. Ultime signe de confiance, Baudelaire avait adressé ses manuscrits à Banville quelques jours avant sa tentative de suicide (1846).
Baudelaire et Théodore de Banville publient la même année 1857 leurs chefs-d’œuvre, chez le même éditeur, Poulet-Malassis. Baudelaire adresse à Banville un des précieux exemplaires des Fleurs du mal imprimé sur hollande. Nul doute que Banville, offrit à Baudelaire un exemplaire des Odes funambulesques.
Banville défendra toujours Les Fleurs du mal et leur auteur, tant par des articles que dans sa correspondance. Il décrit le recueil de Baudelaire comme étant “le plus romantique et le plus moderne de tous les livres de ces temps, le merveilleux livre intitulé Les Fleurs du mal.… où l’on sentira la flamme et le souffle du génie”. De son côté, Baudelaire rappelle que Banville fut un poète du bonheur, qualité rare : “la poésie de Banville représente les plus belles heures de la vie, c’est-à-dire les heures où l’on se sent heureux de penser et de vivre”.
À la mort de Baudelaire, Banville composera un panégyrique complet de son ami, faisant l’apologie de l’homme et de l’œuvre, protestant contre les attaques dont la réputation du poète avait eu tant à souffrir. Banville dirigera conjointement avec Charles Asselineau, Théophile Gautier et Poulet-Malassis, l’édition posthume des Œuvres complètes de Baudelaire (1868), monument et véritable tombeau qu’avait tant désiré leur ami. À la mort d’Asselineau en 1874, Théodore de Banville rappellera cette amitié indéfectible : “Quand une maladie mystérieuse, frappant, hélas ! un si beau génie, accabla le poète des Fleurs du Mal, c’est avec un dévouement infatigable, avec une sollicitude fraternelle que Charles Asselineau, heure par heure, encouragea, fortifia, consola cette âme brisée, déchirée par les luttes de la vie” (p. XVI). Ce Discours prononcé sur la tombe de Monsieur Charles Asselineau par Théodore de Banville sera publié en tête du catalogue de la bibliothèque d’Asselineau, en 1875.
G. Vicaire, Manuel de l’amateur de livres du XIXe siècle, I, col. 258 (cet exemplaire) -- L. Carteret, Le Trésor du bibliophile, I, p. 94 -- M. Clouzot, Guide du bibliophile français, p. 32