12 000 €
Acheter
Estimation d'un livre ou d'un manuscrit
VERLAINE, Paul

Lettre autographe signée à Charles Morice

Coulommes, 27 octobre 1883

“RIMBAUD FINI”.

DANS LA FABRIQUE DES POÈTES MAUDITS ET DU MYTHE DE RIMBAUD.

RARE LETTRE DE PAUL VERLAINE À CHARLES MORICE À PROPOS DE RIMBAUD ET DE MALLARMÉ

4 pages in-8

“Coulommes le 27 8bre 83
Mon cher ami,
J’ai reçu hier matin votre bien impatiemment attendu du 24.
Heureux de vous voir rétabli et à peu près hors d’ennuis. Mille mercis de la chère commission d’Ivry. J’aimais tant cet enfant qui fut toute délicatesse en mille circonstances dont quelques-unes terribles, toute reconnaissance pour le peu que je faisais en sa faveur, et qui, malade à ne pouvoir se tenir de quelque sort, est venu me voir de si loin, la veille même de se mettre au lit et de mourir ! Et je vous aime doublement et triplement, mon cher Morice, d’abord parce que je vous aime beaucoup, puis parce que vous avez juste l’âge de ce fils de mon âme, enfin parce que vous êtes si bon et se serviable à mon incomparable douleur.

Je crois bien que l’avis de l’homme à la casquette vissée sera celui de son patron. Vous verrez d’ailleurs ce que vous dira celui-ci et agirez conformément. Quant aux deux machins en prose, si ça ne doit pas passer à la Vie Moderne, reprenez-les. Encore faudra-t-il du tempérament, puisqu’on PAIE !
Le Frère Jean des [ ?] de la rue des saints pères s’appelle Trocmé. Il est visible aux heures habituelles de ces maisons-là. Demandez lui donc s’il a retrouvé l’article si esbrouffant d’un poète chevelu dont il nous parlait.

Rimbaud fini. Je pense que le dernier (5e !!!) article sur lui paraîtra dans le n° de samedi en 8. Commencé Mallarmé.
Vous ne savez pas que nous tirons déjà. Ça paraîtra probablement fin Xbre. C’est pour cela que je voudrais bien avoir les portraits le plus tôt possible, afin de savoir au juste la méthode… et les frais.
Ô toujours cette sale question de frais ! Voilà, voilà la vraie Malédiction, le chiendent, l’ivraie, la rogne et la teigne et la gale !

Ma prochaine [lettre] contiendra vers, pour sûr. Aujourd’hui, plein de betteraves et de carottes à arracher, deinde à nettoyer, postea à vendre, bouclé d’églantiers, d’artichauts, de fraisiers à planter, sans compter bêchages divers, vagues terrassement et autres délices horticoles à perpétrer sous l’œil d’ailleurs indulgent d’un vieux jardinier, chantre à ses heures perdues, qui m’initie.

J’envoie cette semaine au Chat Noir une petite blague qui vous amusera peut-être. Ça fera 3 articles imperceptibles.

Dès Mallarmé fini, je me remets aux Vers. Je veux avoir terminé Amour dans peu de mois.

Pauvre Lélian formera une seconde plaquette. Ce que j’y vais fourrer de théories nôtres est effrayant. Tâcherai avoir eau-forte d’après Valadon. D’ailleurs j’ai encore le temps pour cela.
Retaperai avant fin 9bre Pierre Duchatelet, finirai Louise Leclerc, et vous enverrai pour insertions dans boites très, très payantes. O rêves !
Vîtes-vous Moréas ? Il paraît que c’est sa manière, de ne pas écrire. Un bon garçon tout de même à qui je serre la main comme « un rrrauque léoparrrd ».
Dîtes-moi quand devrai rembourser couronnes etc.

Envoyez-moi donc si possible (rembourserai en timbres) tous nos de Lutèce Poètes Maudits.
Et si quelque part dans feuilles mentions de moi, prévenez ou mieux, envoyez.

Savez mon inquiétude sur votre santé, ai écrit simultanément à Valadon et Colin de me donner nouvelles immédiates si aggravation (Dieu merci ! la précaution était inutile) et à Poulain pour entretien de tombe. Mais j’aime mieux cent et mille fois que ce soit votre intermédiaire qui m’aide dans ce devoir, avec le concours naturellement indispensable dudit marbrier.
(Et pour le portrait de Corbière, comment diable faire ?)

Amitiés chez vous, ainsi que Colin et Blanchet. Dîtes à Valadon et Coppée mille choses de la part de votre bien affectionné

P. Verlaine
- Et vous, quand vers ? Projets ? Donnez détails en masse.”

Durant ces années post-rimbaldiennes, Verlaine connut une traversée du désert. Il vécut éloigné de Paris après son année et demie en prison. Il s’exila d’abord en Angleterre puis revint dans les Ardennes. Au cours de l’année 1878-1879, Verlaine enseignait au collège de Réthel. Il se prit d’une affection filiale pour l’un de ses élèves, Lucien Létinois, fils de cultivateurs, installés dans le village voisin de Coulommes. L’amitié de Verlaine et de ce jeune homme de dix-huit ans dura presque quatre ans, seulement interrompue par la mort brutale de Lucien en avril 1883. “L’enfant” et “fils de mon âme” qu’évoque Verlaine au début de cette lettre désignent Lucien Létinois, tout juste disparu. La “commission d’Ivry” est le cimetière où il fut enterré.

En 1883, Verlaine est quasiment oublié. Sagesse (1881), le seul livre qu’il ait publié durant cette décennie post-rimbaldienne, ne se vendit qu’à huit exemplaires. En 1882, Verlaine quitte les Ardennes, avec Lucien Létinois, et décide de relancer sa carrière littéraire à Paris. Pourquoi ne pas commencer par ce qu’il savait le mieux, la poésie et les poètes ? Il se mit dès lors en quête de retrouver des poèmes de Rimbaud auprès de vieilles relations. Cette lettre correspond au retour de Verlaine sur la scène littéraire, avec pour perspective l’écriture de courts portraits qui deviendront Les Poètes maudits. Verlaine inventera le terme à cette occasion, depuis largement vulgarisé. Ce retour de Verlaine se double donc d’un retour littéraire de Rimbaud. Pour la deuxième fois, après le rendez-vous à la gare de l’Est en septembre 1871, Verlaine remet Rimbaud en pleine lumière. Ne serait-ce que pour cette raison, Verlaine - que l’on aime ou non l’homme et sa poésie -, fut un acteur essentiel dans l’histoire de la poésie.

Verlaine se trouve donc à Paris en 1883. Grâce à son fidèle ami Edmond Lepelletier, il rencontre quelques jeunes gens de la nouvelle génération qui formeront un nouveau cénacle autour de lui. Léon Vanier et Charles Morice tiennent les premières places de ce petit groupe. Léon Vanier, jeune libraire-éditeur de trente-cinq ans, publie une revue, Paris Moderne, dont il est question dans la lettre. Il publiera Les Poètes maudits (1884). Charles Morcice, est un jeune poète et journaliste qui va au devant de Verlaine.

Paul Verlaine découvrit deux fois Rimbaud. La première fois, quand il vint le chercher gare de l’Est en septembre 1871 ; la seconde fois quand il amena à la lumière l’importance capitale de Rimbaud par un court livre, Les Poètes maudits (1884) dont les chapitres étaient juste auparavant parus en revue :

"Nous avons eu l'honneur de connaître M. Arthur Rimbaud. Aujourd'hui des choses nous séparent de lui sans que, bien entendu, notre très profonde admiration ait jamais manqué à son génie. À l'époque relativement lointaine de notre intimité, M. Arthur Rimbaud était un enfant de seize à dix-sept ans, déjà nanti de tout le bagage poétique qu'il faudrait que le vrai public connût et que nous essaierons d'analyser en citant le plus que nous pourrons. L'homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d'ange en exil, avec des cheveux chatain-clair mal en ordre et des yeux d'un bleu pâle inquiétant."

Verlaine publia trois études dans la revue Lutèce (1883) de Charles Morice à propos de Tristan Corbière, Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud. Six poèmes de Rimbaud seront pour la première fois publiés, Le Bateau ivre, Les Assis, Les Effarés, Les Chercheuses de poux, Oraison du soir, Voyelles. Sans oublier des extraits des Premières communions et de Paris se repeuple, ou encore un fragment de L’Eternité.

Ces trois études seront rassemblées l’année suivante pour former Les Poètes maudits. Les envois mêmes sur Les Poètes maudits sont très peu nombreux. On n’en connaît aujourd’hui à peine quatre : ceux d'Aurélien Scholl, d'Ernest Millot, d'Alphonse Lemerre et de Robert Caze. L'exemplaire de Mallarmé, sans envoi, comporte un ex-dono manuscrit de Mallarmé à sa maîtresse Mery Laurent (présenté à la vente par la librairie Lardanchet en 1993). L'exemplaire de Huysmans non plus n'a pas d'envoi.

BIBLIOGRAPHIE : 

Paul Verlaine, Correspondance générale I, (éd. de M. Pakenham), n° 83-36, p. 817 : “lettre partielle, reconstituée à partir de deux extraits de catalogues”