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CROS, Charles

Lettre autographe signée à Gustave Pradelle

Paris, 6 novembre 1871

LETTRE CAPITALE DE CHARLES CROS TÉMOIGNANT DE L’ARRIVÉE D’ARTHUR RIMBAUD À PARIS :

“J’AI LOGÉ ARTHUR RIMBAUD... A MES FRAIS...CE NOURRISSON DES MUSES... JE REGRETTE DE N’AVOIR PAS DE SES VERS À VOUS ENVOYER MAIS JE SUIS SÛR QUE VOUS LES TROUVEREZ BEAUX”.

PREMIERS PAS DE LA RECONNAISSANCE POÉTIQUE DE RIMBAUD PAR SES PAIRS

Deux pages in-8 (205 x 133mm). Papier quadrillé, encre brune. Chemise en box noir

“Paris le 6 Nov. 1871
Mon cher ami1,
Vous avez dû recevoir ma dernière lettre que je vous écrivais deux jours avant d’avoir reçu celle que vous m’avez fait tenir par Camille. La mienne était bien cependant la réponse à la votre. 
Rien n’eut beaucoup changé ici depuis lors ; sauf que je suis établi charbonnier agglomérateur rue Séguier 13. J’ai loué là, à la faveur de Chousy2, un appartement où j’ai mis quelques bibelots. 
Pendant la moitié [rayé : presque tout] du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud, je le nourrissais à mes frais, ce qui m’a mis fort en retard pour l’instant. Aussi j’ai imaginé de faire, à quelques-uns du groupe, une petite rente à ce nourrisson des muses. Puis Camille3, Verlaine, Blémont4 et moi nous donnons chacun quinze francs par mois et je vous demande si vous pouvez en être avec nous. La souscription a commencé à partir du 1er novembre. Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beaux. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée.
Mes affaires particulières sont à peu près dans le même état, sauf qu’ayant retrouvé Chousy je ne tire plus la queue du diable.
Vous pouvez m’écrire directement 13 rue Séguier, il n’y a plus aucun danger pour moi.
Je n’ai encore rien fait pour la publicité de mon dernier travail. Je suis comme tout le monde ici, dans une grande apathie, et vous ne vous doutez pas de l’effort immense de volonté qu’il me faut faire pour écrire.
Excusez-moi donc mon cher Pradelle, de m’arrêter court, n’ayant plus rien à dire.
Votre ami dévoué,
Charles Cros”

1. Gustave Pradelle (1839-1891) était fonctionnaire au ministère de la Marine. En 1867, il avait fait imprimer un drame qu’Alphonse Lemerre mit à son catalogue de librairie, deux ans plus tard, avec une nouvelle couverture. Quelques-uns de ses poèmes avaient paru dans Le Parnasse contemporain (volume II, 1869), publié par Lemerre. Pradelle partageait donc le même éditeur que Paul Verlaine et plusieurs poètes qui participaient aux dîners des Vilains-Bonshommes. Après la Commune, Gustave Pradelle fut nommé préfet.
2. On sait peu de chose sur le comte Didier de Chousy (1834-1895). Il avait des prétentions d’écrivain dont il entretenait Charles Cros, selon une rare lettre connue de lui datée du 25 juillet 1872. Il contribua au financement de l'édition du Coffret de santal. Sa relation avec Cros fut durable puisque le poète lui dédia le poème "Sultanerie" paru dans L'Hydropathe le 19 février 1879.
3. Camille Pelletan (né en 1846), diplômé de l’École des Chartes, soutint une thèse sur les chansons de geste. Il fut journaliste dans des journaux d’opposition au Second Empire et rejoignit le front de la guerre contre l’armée prussienne pour le journal Le Rappel. Il s’engagea dans la garde nationale pendant le siège de Paris, et assista au mariage de Verlaine.
4. Émile Blémont (1839-1927), poète prolixe, avait fondé une revue, La Renaissance littéraire et artistique. Rimbaud lui adressa un manuscrit de Voyelles, aujourd’hui conservé au Musée Arthur Rimbaud, à Charleville.

La vie d’Arthur Rimbaud n’est connue que par sa correspondance et quelques témoignages souvent tardifs et peu fiables. Les lettres datant de sa vie de poète (de 1870 à 1875), qu’elles soient de sa main ou de celle de ses proches comme celle-ci, sont aussi rares que précieuses. Elles sont en grande majorité conservées dans des institutions publiques, principalement la Bibliothèque nationale de France et le Musée Arthur Rimbaud de Charleville. Les deux seules lettres connues de Rimbaud adressées à Paul Verlaine, saisies dans le portefeuille de Verlaine après les coups de revolver de Bruxelles, sont conservées à la Bibliothèque royale de Belgique.

Chacune de ces lettres forme la pièce essentielle d’une épopée poétique dont on essaie toujours de dessiner la fulgurante trajectoire. Cette lettre de Charles Cros est la seule aujourd’hui connue de ce poète recensée dans la Correspondance, et la seule concernant cette période précise de la vie de Rimbaud. Jean-Jacques Lefrère n’avait certainement pas eu l’autorisation de la retranscrire dans sa Correspondance puisqu’il n’en reproduit qu’une demi ligne mais il la mentionne à plusieurs reprises dans sa biographie du poète comme étant la principale source venant “combler” un moment clé de la trajectoire de Rimbaud, celui de son arrivée à Paris et l’accueil qui lui fut réservé.

En avril 1871, le collège de Charleville a réouvert ses portes, une fois signée l’armistice avec la Prusse, mais Rimbaud refuse d’y retourner. La Commune a commencé en mars à Paris et surtout Rimbaud s’est “reconnu poète”, comme il l’écrit le mois suivant à Georges Izambard, dans la lettre dite du Voyant (13 mai 1871). Rimbaud a déjà effectué deux fugues vers Paris et la Belgique (peut-être trois, on ignore s’il a participé à la Commune) mais a toujours été ramené à Charleville, “ville supérieurement idiote entre les petites villes de province”. Rimbaud, durant l’été 1871, échange des lettres, malheureusement perdues avec Verlaine. Peut-être adressa-t-il Le Bateau ivre à son aîné, lequel aurait pu le faire lire à l’un de ses amis les plus proches alors, Charles Cros. Rimbaud débarque gare de l’Est en septembre 1871. Paul Verlaine - qui a payé le billet de train - et Charles Cros l’attendent sur le quai mais le ratent : Rimbaud est allé directement chez la famille Mauté, où logent Paul Verlaine et sa femme Mathilde, rue Nicolet, sur le flanc Est de la butte Montmartre. Verlaine et Cros remontent le boulevard Magenta et le retrouvent dans le salon, conversant difficilement avec Mathilde et sa mère. Charles Cros resta à dîner et interrogea Rimbaud :

“Notre hôte fit honneur surtout à la soupe et pendant le repas resta plutôt taciturne, ne répondant que peu à Cros qui peut-être ce soir-là se montrait un peu bien interrogeant, aussi ! allant, en analyste, sans pitié jusqu’à s’enquérir comment telle idée lui était venue, pourquoi il avait employé plutôt ce mot que tel autre, lui demandant en quelque sorte compte de la “genèse” de ses poèmes. L’autre, que je n’ai jamais connu beau causeur, ni même très communicatif en général, ne répondait guère que par monosyllabes plutôt ennuyés” (Paul Verlaine, Nouvelle notes sur Rimbaud).

Paul Verlaine et Arthur Rimbaud commencent immédiatement leurs promenades sur la Butte et dans le Quartier latin, selon le témoignage de Mathilde :

“Le lendemain et les jours suivants, je le vis peu : mon mari l’emmenait aussitôt après le déjeuner et souvent ni l’un ni l’autre ne rentraient pour dîner”.

Le 30 septembre, Rimbaud fait sensation au dîner des Vilains-Bonshommes, réunion festive de poètes, musiciens et peintres présidée par Théodore de Banville. Rimbaud y lut certainement Le Bateau ivre. Par la suite, Rimbaud assista à d’autres dîners des Vilains-Bonshommes ; le suivant fut le 10 novembre, soit quatre jours après cette lettre de Charles Cros. Il se déroula à l’hotel Camoëns au 22 rue Cassette, où logeait justement Gustave Pradelle, destinataire de cette lettre.

En octobre 1871, Verlaine poursuit de présenter le jeune prodige à ses amis poètes. Il le conduit chez Théodore de Banville, 10 rue de Buci. Comme très souvent avec Rimbaud, on ne connaît pas les circonstances de cette entrevue, si ce n’est que Banville conseilla à Rimbaud de corriger le début de son Bateau ivre en “Je suis un bateau qui”. Rimbaud aurait alors déclaré à Verlaine, une fois dans la rue, dans un haussement d’épaules : “C’est un vieux con” (anecdote rapportée par Ernest Delahaye qui la tenait de Verlaine, lettre du 11 novembre 1930 au colonel Godchot).

En octobre 1871, Rimbaud, auréolé de la “beauté du diable” (Verlaine), se fait photographier par Étienne Carjat. Mathilde et les autres membres de la famille Mauté partagent très peu l’enthousiasme de Verlaine pour le jeune poète : Rimbaud, plein de poux, ne se lave pas, et entraîne Verlaine dans des nuits de débauche. Il a par ailleurs volé un crucifix accroché au-dessus du lit des époux Verlaine et cassé exprès des objets auxquels Mathilde tenait. Trois semaines après son arrivée chez les Mauté, Rimbaud est prié de trouver un autre logement. Paul Verlaine sollicite ses amis pour accueillir son jeune ami et lui fournir une rente.

Rimbaud trouve un premier refuge dans l’atelier de Charles Cros, rue Séguier. Cette lettre du 6 novembre, établit un jalon dans l’errance parisienne de Rimbaud, ce que souligne Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie de Rimbaud :

“la date du séjour de Rimbaud rue Séguier est connue par une lettre de Cros, qui écrivait le 6 novembre 1871 à son ami Pradelle : “pendant la moitié du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud.” On sait ainsi que Rimbaud dut quitter la rue Nicolet aux alentours du 15 octobre”.

Un repentir dans la lettre indique “presque tout le mois dernier”. Rimbaud a pu rester plus longtemps que deux semaines dans l’atelier de Charles Cros. Le 20 octobre 1871, Arthur Rimbaud a dix-sept ans, et loge donc chez Charles Cros.

Charles Cros partage avec le peintre Michel de L’Hay un logement au 13 rue Séguier, voie étroite reliant la rue Saint-André-des-Arts à la Seine. L’appartement sert à la fois d’atelier au peintre et de laboratoire au chercheur et peut accueillir un sans-logis temporaire. Banville fournit l’attirail nécessaire au logement : “Banville a apporté chez moi pour ledit Rimbaud des lit, matelas, couverture, draps, toilette, cuvette etc. etc.”, révèle la lettre de Charles Cros.

Charles Cros conduisit Arthur Rimbaud à une soirée mondaine, chez son frère aîné, le docteur Antoine Cros mais Rimbaud resta “sauvage et sombre, en un coin, sans parler à personne”, selon la préface de Reliquaire (1891). Il ne fait aucun doute que Charles Cros éprouva, comme tous ceux qui approchèrent Rimbaud à cette époque, les mêmes sentiment opposés d’admiration pour le génie précoce et d’irritation pour le jeune homme mal élevé.

Cependant, au début du mois de novembre, comme le révèle toujours cette lettre de Charles Cros, fut interrompue la cohabitation de Cros et de Rimbaud. Les causes de leur brouille ont été rapportées par plusieurs témoins indirects. Gustave Kahn affirme que Rimbaud déchira les pages d’une revue où étaient imprimés des poèmes de Charles Cros pour en faire un autre usage que celui de la lecture :

“Un jour, Cros va à ses revues, les ouvre, non point pour se relire, mais parce qu’un éditeur songeait à publier son recueil. Les pages manquaient où se trouvaient l’Orgue, l’Archet, etc. Rimbaud se targua de les avoir lacérées, et non par admiration et pour les posséder. Il les affectées à divers usages familiers ! Cros se fâcha ! Qui n’eut pas fait de même ? Mais Verlaine prit le parti de Rimbaud, et les trois poètes se quittèrent sur un échange de paroles si amères, que vingt années n’avaient pas apaisé l’indignation de Charles Cros lorsqu’il me parlait de cet épisode et d’autres, corollaires” (“Un précurseur : Charles Cros”, in Les Nouvelles littéraires, 27 avril 1929).

Un compagnon zutiste de Charles Cros, Louis Marsolleau, avait recueilli d’autres confidences :

“Charles Cros aperçut, par un jeu de glaces, son invité qui s’apprêter à lui enfoncer un poinçon dans le dos. Du coup, il coupa court à cette hospitalisation [sic] dangereuse et malgré le père Banville, Richepin et les autres, il mit Rimbaud à la porte” (“À propos de Charles Cros”, in L’Avenir, 23 avril 1927).

Une troisième anecdote rapporte qu’un jour Rimbaud versa de l’acide sulfurique dans la bière de Charles Cros. Rimbaud poursuivait ainsi, auprès de son entourage parisien, son programme de s’“encrapule[r] le plus possible” pour se rendre Voyant (lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871).

Cependant, la lettre du 6 novembre vient contrecarrer l’idée que Rimbaud et Cros étaient fâchés à cette date. Charles Cros appelle Rimbaud le “nourrisson des muses”. L’objet de sa lettre, en outre, est de convaincre Gustave Pradelle de joindre son obole à celle d’autres poètes pour soutenir Rimbaud, avec pour principal argument que le poète ardennais écrit de beaux vers :

“Pendant la moitié du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud, je le nourrissais à mes frais, ce qui m’a mis fort en retard pour l’instant. Aussi j’ai imaginé de faire, à quelques-uns du groupe, une petite rente à ce nourrisson des muses. Puis Camille, Verlaine, Blémont et moi nous donnons chacun quinze francs par mois et je vous demande si vous pouvez en être avec nous. La souscription a commencé à partir du 1er novembre. Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beaux. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée”.

Charles Cros précise bien que c’est lui - et non pas un autre - qui a “imaginé” faire une petite rente à Rimbaud même s’il ne loge plus dans son atelier. Rimbaud, à la date de la lettre de Charles Cros, a trouvé d’autres logements grâce à Verlaine : il a passé quelques jours chez le peintre André Gill puis dans une mansarde louée par Théodore de Banville, rue de Bucci. Il ne semble pas que le comportement de Rimbaud lui ait permis de rester plus de quelques jours chez l’un et l’autre de ses hôtes.

Rimbaud et Charles Cros ne partagent pas seulement le même toit. Leur aventure commune est également poétique. De la mi octobre à la fin de l’année 1871, ils participent au Cercle zutique, justement présidé par Charles Cros, et qui se tient dans une chambre de l’Hôtel des Étrangers. Ils écrivirent dans un même cahier des poèmes parodiques, le fameux Album zutique.

Les relations entre les deux hommes ne se dégradèrent pas aussi vite qu’on a pu le croire. Quand Rimbaud revint clandestinement à Paris, au printemps 1872, Charles Cros fut encore l’un des rares à le fréquenter, avec Verlaine bien sûr, Jean-Louis Forain et Jean Richepin. Charles Cros se tint donc au début et à la fin de l’épopée parisienne d’Arthur Rimbaud : de l’accueil en septembre 1871 à la fuite avec Verlaine à l’étranger en juillet 1872. Jean-Jacques Lefrère remarque donc que cette lettre rétablit face au mythe d’un Rimbaud enragé, la vérité de relations plus complexes et durables qu’entretint Rimbaud avec un Charles Cros prévenant et admiratif de ses vers :

“Pour ce que l’on connaît de cette lettre [du 6 novembre 1971], elle ne contient aucun propos péjoratif sur le bénéficiaire de cette cotisation. Rimbaud jouissait donc encore de l’amitié et du soutien financier de Cros à cette date. Ce dernier avait d’autant plus de mérite qu’il était loin de rouler sur l’or, à l’encontre d’un Blémont ou d’un Verlaine, qui avaient des revenus de famille. Il semble ainsi que ce ne fut que plus tard, lorsque Cros et ses frères prirent le parti de Mathilde contre son mari, que le logeur de la rue Séguier en vint à distiller quelques ragots sur le jeune poète qu’en compagnie de Verlaine il était allé accueillir un jour de septembre 1871 à la Gare de Strasbourg [gare de l’Est]... Il est sûr que Cros avait lu et admiré plusieurs poèmes de Rimbaud : ceux que Verlaine avait reçus de Charleville, bien sûr, et peut-être d’autres, car Cros avait conservé quelques pièces autographes de Rimbaud” (p. 355).

La redécouverte de cette lettre de Charles Cros apporte donc un témoignage précis de l’accueil de Rimbaud à Paris et de sa reconnaissance comme poète, par un de ses contemporains les plus proches de lui, et lui-même poète reconnu.

Les deux dernières lettres évoquant Rimbaud, proposées sur le marché des ventes aux enchères sont celles qu’adressa Paul Verlaine à Ernest Delahaye (Paris, 4 novembre 2014, €31.250 avec les frais). Dans cette lettre, l’allusion à Rimbaud était très évasive. Son nom n’apparaissait pas. Le seconde lettre évoquant Rimbaud contenait le célèbre dessin de Félix Régamey représentant Rimbaud et Verlaine à Londres en septembre 1872 (Paris, 3 novembre 2020, €200.000 avec les frais).

BIBLIOGRAPHIE : 

Arthur Rimbaud. Correspondance (éd. J.-J. Lefrère), Paris, 2007, p. 91 -- Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Paris, 2001 -- Paul Verlaine, “Nouvelles notes sur Rimbaud” in La Plume, 15-30 novembre 1895