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Lettre autographe signée à sa mère, Caroline Aupick
BAUDELAIRE DOUTE DE LA POSSIBILITÉ DE DEVENIR UN JOUR UN AUTEUR CLASSIQUE :
“MAIS QUELLE EST LA MAMAN QUI DONNERA LES FLEURS DU MAL EN ÉTRENNES À SES ENFANTS ? ET MÊME QUEL PAPA ?”
LE PROJET DE LA GRANDE ÉDITION ILLUSTRÉE :
“IL FAUT QUE JE SURVEILLE FRONTISPICE, PORTRAIT, FLEURONS, CULS-DE-LAMPE POUR UNE 3E ÉDITION DES FLEURS… ”
3 pp. in-8, encre brune
“Ma chère Mère,Voici en abrégé les raisons qui m’ont fait retarder, lambiner, traîner, etc.
1° De l’argent à toucher
2° les épreuves des Réflexions sur mes contemporains [nous : l’Anthologie Crépet] qui ont été imprimées dans un tel désordre, que, moi absent, c’eut été affreux.
3° La certitude de besognes échelonnées d’ici au jour de l’an.
4° Une longue discussion avec un ministère à propos d’une mission à Londres (pour l’année prochaine). (Trop long à raconter). Il faut pour l’obtenir rester dans la Revue européenne. Si je la quitte pour la Revue des Deux Mondes, la mission est perdue.
5° Je voulais que la restauration des deux Greuzes de mon Père, du Boilly et d’autres dessins fut faite presque sous mes yeux. Cela est fait, mais n’est pas sec et conséquemment ne peut être emballé !
Enfin 6° il me reste une grande quantité d’épreuves à corriger, et puis il faut que je surveille frontispice, portrait, fleurons, culs-de-lampe pour une 3e édition des Fleurs (à 25 francs l’exemplaire) que l’éditeur veut risquer. Singulière idée et que je crois mauvaise ! Quelle est la maman qui donnera les Fleurs du Mal en étrennes à ses enfants ? et même quel papa ? 1
Cette petit marionnette que j’insère dans ma lettre est le commencement des portraits successifs que le photographe, doit faire pour guider la gravure. J’ai la plus mauvais idée, non seulement de l’opération en elle-même, mais aussi de l’artiste à qui les lettres ornées, les fleurons, les portraits, frontispice, etc. seront confiés.
Ce que tu dis de Mme Bâton est bien insolite.
Mes affaires sont en très bon train d’ailleurs. Nous nous verrons très prochainement.
Plusieurs personnes m’engagent à profiter de la vacance actuelle (Scribe) ou des vacances prochaines probables pour poser ma candidature à l’Académie. Mais le Conseil judiciaire ! Je parierais que même là dans ce sanctuaire impartial, c’est une mauvaise note.
Je t’aime et je t’embrasse
CHARLES
Tu seras contente de ton faux Greuze. Je garderai l’autre.”
1. Note : “Le Journal amusant du 10 juillet 1858 a publié une gravure de Darjou, d’après un dessin de Nadar, représentant un père indigné qui s’écrit : “Qu’est-ce qui a pu fourrer les Fleurs du mal de cet affreux mosieu Baudelaire dans les mains de ma fille (Pléiade,p. 737)”. Cf. https://www.photo.rmn.fr/archive/12-582534-2C6NU02M7PJS.html
PROVENANCE : Armand Godoy (Paris, 12 octobre 1988, n° 156) -- colonel Sickles (Paris, 1er et 2 juillet 1993, n° 5632) -- Aristophil (Paris, 21 novembre 2019, n° 861)
L’année 1861 fut capitale pour Charles Baudelaire : deux éditions des Fleurs du mal furent entreprises, et de nombreux articles parurent en revue. Au début de février paraît la deuxième édition des Fleurs du mal, avec un portrait de Baudelaire en frontispice, dessiné et gravé par Félix Bracquemond. En avril, La Revue européenne publie Richard Wagner et Tannhauser à Paris. En novembre, la Revue fantaisiste publie neuf poèmes en prose. En décembre, Baudelaire, ayant constaté l’effet favorable que la deuxième édition des Fleurs du mal provoquait dans quelques milieux littéraires, adressa sa candidature à l’Académie française.
Cette lettre de Baudelaire à sa mère datée du 10 juillet 1861 – soit du milieu de l’année -, condense en quelques points numérotés par Baudelaire lui-même, ses principaux projets en cours.
Baudelaire, comme souvent, manque d’argent, et commence sa lettre par en informer sa mère. Il évoque ensuite “les épreuves des Réflexions sur mes contemporains”. Du 15 juin au 15 août 1861, la Revue fantaisiste publie neuf études sous ce titre collectif, Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, au rythme d’un “portrait” tous les quinze jours. Baudelaire supervise de près les épreuves. Les quelques lettres qu’il adresse au directeur de la revue, Eugène Crepet, témoignent bien de ce “désordre” dont il se plaint auprès de sa mère. Le 10 juillet, à la date de cette lettre, Baudelaire a déjà publié les portraits de Victor Hugo et de Marceline Desbordes-Valmore. Le portrait consacré à Auguste Barbier est sous presse et doit paraître le 15 juillet.
Baudelaire évoque ensuite une “mission à Londres”. Une commission impériale, présidée par Prosper Mérimée, songe à envoyer une délégation française à l’Exposition universelle qui doit se tenir à Londres en 1862. Baudelaire, collaborateur de la Revue européenne, espère y participer. Ce projet ne verra pas le jour.
Le cinquième point de la lettre a trait au Baudelaire collectionneur dandy. Baudelaire était un grand amateur de gravures et de peinture. On connaît notamment l’importance qu’avait pour lui les tableaux réalisés ou ayant appartenu à son père – comme c’est le cas des portraits de Greuze mentionnés dans la lettre. Comme pour les épreuves de ses textes, Baudelaire surveille de près les restaurations de ses œuvres d’art.
Baudelaire aborde ensuite le point le plus important de la lettre, celui d’une nouvelle édition, illustrée, des Fleurs du mal. Il corrige les épreuves de cette nouvelle édition - alors que la deuxième est parue à peine six mois plus tôt - et surveille tout ce qui constituera l’illustration du livre à venir : le frontispice et les ornements dessinés par Félix Bracquemond et gravés sur bois par Noël-Eugène Sotain.
Ce projet d’une édition illustrée des Fleurs du mal est relativement ancien. Baudelaire l’avait longuement détaillé dans une lettre à Nadar du 16 mai 1859. De nouvelles pièces “rajeuniront, je l’espère, mon livre flétri” par le procès. Champfleury, également présent dès l’origine du projet, notera dans l’exemplaire préparatoire à l’édition qu’il acquit à la mort de Baudelaire :
“Par ces frontispices, ces fleurons et ces culs-de-lampe on aura peut-être une plus nette idée des Fleurs du mal qu’en les lisant. Commandées et gravées sous la direction d’un éditeur, ami de l’auteur, qui était entré profondément en lui, ces vignettes ne purent paraître par suite de divers événements [… ] ces images |… ] montrent comme une collaboration de Baudelaire et Malassis interprétée par un dessinateur [Bracquemond]”…
Baudelaire, Bracquemond et Poulet-Malassis ne parvinrent pas à s’entendre sur les illustrations de l’édition voulue. Le projet fut momentanément écarté : “j’ai pris la liberté de l’informer [Bracquemond] moi-même que je le débarrasserais de l’ennui de penser à des Fleurs” (lettre de Baudelaire à Poulet-Malassis, 8 septembre 1860). Entre-temps paraît la deuxième édition, augmentée, des Fleurs du mal au début de février 1861.
Quelques mois plus tard dans l’année 1861, renaît le projet d’une troisième édition illustrée. Baudelaire écrit à sa mère dans cette lettre du 10 juillet 1861 : “il faut que je surveille frontispice, portrait, fleurons et culs-de-lampe, pour une troisième édition des Fleurs (à 25 francs) que l’éditeur veut risquer”. Poulet-Malassis aurait souhaité présenter cette édition de luxe à l’Exposition universelle de Londres mais il fut mis en faillite en juillet 1862, et le projet d’une édition illustrée des Fleurs du mal fut abandonné. En 1865, trois ans aprèsla faillite de Poulet-Malassis, Baudelaire rappelle son désir de voir publiée une édition illustrée des Fleurs du mal :
“Si le libraire veut plus tard en faire une riche édition, grand in-octavo ou in-quarto, il n’aura qu’à racheter [… ] les clichés des fleurons, lettres ornées et culs-de-lampe préparés du temps de Malassis. Il ne manque qu’un portrait et un frontispice, dans le même style, dont les dessins sont chez Bracquemond” (lettre du 9 août 1865 à Julien Lemer, Correspondance, II, p. 523).
En 1866, l’idée d’une édition illustrée n’est toujours pas oubliée. Le 30 janvier, Baudelaire écrit à Narcisse Ancelle : “Il y a chez un imprimeur de Paris, des clichés, fleurons, culs-de-lampe, majuscules ornées, qui avaient été préparés pour une grande édition des Fleurs du mal (avis aux Garnier)” (Correspondance, II, p. 582).
Pourquoi le projet d’une édition illustrée des Fleurs du mal est-il si tenace dans l’esprit de Baudelaire ? La réponse se trouve dans cette lettre de Baudelaire à sa mère, datée du 10 juillet 1861 :
“Quelle est la maman qui donnera les Fleurs du Mal en étrennes à ses enfants ? et même quel papa ?”
Le surgissement inattendu de cette question au milieu de la lettre de Baudelaire à sa mère - question d’autant plus étonnante qu’elle concerne un livre condamné quatre ans plus tôt pour “immoralité”, révèle l’état d’esprit dans lequel se trouve Baudelaire en 1861, après qu’il a purgé sa peine. Alors que son livre a été réédité, augmenté de nouvelles pièces et expurgé de six pièces condamnées, Baudelaire désire à présent être totalement blanchi - ce qui signifie devenir un auteur classique. Or qu’est-ce qu’un auteur classique si ce n’est un auteur que lisent les enfants ?
Baudelaire, en 1861, veut donc devenir un classique. Si la deuxième édition des Fleurs du mal a fait oublier l’édition originale, la troisième édition illustrée - digne d’être offerte pour étrennes à un enfant - doit permettre à son recueil de poèmes d’entrer dans tous les foyers. À la fin de l’été, Baudelaire presse son éditeur : “Avez-vous renoncé à la troisième des Fleurs ?” (lettre du 27 août 1861). En décembre 1861, il frappe à la porte des Académiciens pour siéger sous la célèbre coupole. Se présenter avec une telle édition des Fleurs du mal accessible à tous, serait le meilleur argument en sa faveur.
Baudelaire ne verra pas réalisé ce vœu de rentrer dans le rang, de son vivant. L’édition posthume de ses Œuvres complètes, en 1868, constituera le monument élevé à son éternité.
Baudelaire, Correspondance, II, Paris, 1973, pp. 177-178 et 736-737 -- Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, Paris, 1996 -- Claude Pichois, Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire, Paris, Fayard, 1996 -- Claire Chagniot, Baudelaire et l’estampe, Paris, PUPS, 2016