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RIMBAUD, Arthur

Lettre autographe signée adressée à sa mère, Vitalie Rimbaud

Hara, 20 février 1891

DERNIÈRE LETTRE DU HARAR :

“JE VAIS MAL À PRÉSENT… ACHÈTE MOI UN BAS POUR VARICES, POUR JAMBE SÈCHE ET LONGUE… UNE ANNÉE ICI EN VAUT CINQ AILLEURS, ON VIELLIT TRÈS VITE ICI ”.

DES ANCIENNES COLLECTIONS DE PATERNE BERRICHON ET DE LOUIS BARTHOU. PROVENANT DE LA VENTE D’AUTOGRAPHES DE LA BARONNE ALEXANDRINE DE ROTHSCHILD, EN 1968

2 pages (270 x 213mm) sur un feuillet. Un deuxième feuillet, conjoint au premier, est resté inutilisé. Papier ligné, encre brune, soixante lignes, traces de pliage, légère décharge d’encre de la deuxième page sur la page opposée témoignant d’un pliage de Rimbaud alors que l’encre n’était pas encore sèche, trace d’onglet au verso du deuxième feuillet

“Harar le 20 février 1891
Ma chère maman
J’ai bien reçu ta lettre du 5 janvier. Je vois que tout va bien chez vous, sauf le froid qui d’après ce que je lis dans les journaux, est excessif dans toute l’Europe. Si je rentrais dans ces conditions, je mourrais vite.
Je vais mal à présent. J’ai du moins à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup. Voilà ce qu’on gagne à peiner dans ces tristes pays. Et ces varices sont compliquées de rhumatisme. Il ne fait pourtant pas froid ici, mais c’est le climat qui cause cela. Il y a aujourd’hui 15 nuits que je n’ai pas fermé l’œil une minute, à cause de ces douleurs dans cette maudite jambe. Je m’en irai bien d’ici, et je crois que la grande chaleur d’Aden me ferait du bien. Mais on me doit de l’argent ici, et je ne puis m’en aller en le perdant. J’ai demandé à Aden un bas pour varices, mais je doute que cela s’y trouve.
Fais-moi donc ce plaisir : achète-moi un bas pour varices, pour jambe sèche et longue (le pied est n° 41 pour la chaussure) il faut qu’il monte par-dessus le genou, car il y a une varice au-dessus du jarret. Ces bas sont en coton, ou en soie tissée avec des fils d’élastique qui maintiennent les veines gonflées. Ceux en soie sont les meilleurs, les plus solides. Cela ne coûte pas cher, je crois. En attendant je tiens la jambe bandée. Adresser cela, bien empaqueté, par la poste, à Mr Tian à Aden, qui me le fera parvenir à la 1ère occasion.
Ces bas pour varices se trouvent peut-être à Vouziers. En tout cas le médecin de la maison peut en faire venir un bon, de n’importe où.
Cette infirmité m’a été causée par de trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes, car nous avons dans ces pays un dédale de montagnes abruptes où l’on ne peut même se tenir à cheval. Tout cela sans routes et même sans sentiers. Les varices n’ont rien de dangereux pour la santé, mais elles interdisent tout exercice violent. C’est un grand ennui, parce que les varices produisent des plaies si l’on ne porte pas le bas pour varices, - et encore les jambes nerveuses ne supportent pas trop ce bas surtout la nuit. Avec cela j’ai une douleur rhumatismale dans ce maudit genou droit, qui me torture, me prenant seulement la nuit ! Et il faut se figurer qu’en cette saison, qui est l’hiver de ce pays, nous n’avons jamais moins de 10 degrés au-dessus de zéro (non pas au-dessous !). Mais il règne des vents secs, qui sont très insalubres pour la santé des blancs en général. Même des Européens jeunes de 28 à 30 ans, sont atteints de rhumatismes ici, après 2 ou 3 ans de séjour.
La mauvaise nourriture, le logement malsain, le vêtement trop léger, les soucis de toutes sortes, l’ennui, la rage continuelle au milieu des nègres aussi bêtes que canailles, tout cela agit très profondément sur le moral et la santé, en très peu de temps. Une année ici en vaut cinq ailleurs, on vieillit très vite ici, comme dans tout le Soudan.
Par votre réponse fixez-moi donc sur ma situation par rapport au service militaire. Ai-je à faire quelque service, assurez-vous en et répondez-moi.
Rimbaud
Chez Monsieur C/. Tian à Aden
Colonies anglaises
Arabie”

PROVENANCE : Paterne Berrichon -- Louis Barthou (sa vente, 15-17 juin 1936, n° 2117) -- baronne Alexandrine de Rothschild (Paris, 29 mai 1968, n° 87) – “collection particulière inconnue” (Correspondance)

Légères fentes aux plis

Cette lettre est la dernière aujourd’hui connue que Rimbaud adressa du Harar à sa mère. Il n’y reviendra plus. La suivante à sa famille sera envoyée d’Aden (30 avril 1891) qu’il finit par rejoindre après onze jours de traversée du désert sur une civière. Suivront les onze dernières lettres de Marseille.

Cette dernière lettre du Harar inaugure hélas la triste série de lettres de Rimbaud ayant pour préoccupation centrale sa jambe malade. Pour la première fois, neuf mois avant une mort qu’il n’envisage sûrement pas encore, Rimbaud décrit minutieusement le mal dont il est atteint : “Je vais mal à présent. J’ai du moins à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup”. À ces varices dans la “maudite jambe” s’ajoutent des rhumatismes dans le “maudit genou droit”. S’il n’est pas continuellement alité, il ne peut plus dormir la nuit : “il y a 15 jours que je n’ai pas fermé l’œil une minute”. L’insomnie ne s’interrompra plus.

Rimbaud garde un espoir de guérir par un retour à Aden où le climat est meilleur (“je crois que la grande chaleur d’Aden me ferait du bien”), mais il doit finir de régler ses affaires au Harar : “on me doit de l’argent ici, et je ne puis m’en aller en le perdant”. Au mouvement de pendule entre les deux rives de la Mer Rouge, Rimbaud associe toujours des considérations sur le climat. On retrouve sa hantise du froid : “il ne fait pourtant pas froid ici, mais c’est le climat qui cause cela.”

L’objet principal de cette lettre est une requête de Rimbaud auprès de sa mère, l’acquisition rapide d’un bas : “ceux en soie sont les meilleurs, les plus solides”. On remarque au passage qu’en évoquant un médecin des Ardennes, Rimbaud appelle la ferme de Roche “la maison”. Sa mère lui enverra un mois plus tard “un pot de pommade” et “deux bas élastiques” à Aden (lettre du 27 mars 1891).

L’explication de ces douleurs par Rimbaud donne lieu à une description de ses courses ininterrompues dans le Harar. La marche, les routes, les sentiers apparaissent sous sa plume :

“Cette infirmité m’a été causée par de trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes, car nous avons dans ces pays un dédale de montagnes abruptes où l’on ne peut même se tenir à cheval. Tout cela sans routes et même sans sentiers”.

Rimbaud incrimine finalement son mal à son mode de vie tout entier : “La mauvaise nourriture, le logement malsain, le vêtement trop léger, les soucis de toutes sortes, l’ennui, la rage continuelle”. On entend, dans cette dernière partie de phrase, une association présente dans le poème Génie : “debout dans les rages et les ennuis”. Le vieillissement vient avant l’âge : “Même des Européens jeunes de 28 à 30 ans, sont atteints de rhumatismes ici, après 2 ou 3 ans de séjour… Une année ici en vaut cinq ailleurs, on vieillit très vite ici”.

À la toute fin de la lettre, Rimbaud souhaite s’informer de sa situation avec l’administration militaire (il n’a pas fait son service), pour ne pas être poursuivi par la justice s’il venait à rentrer en France.

Si le papier de cette lettre est d’une qualité très ordinaire, on est surpris de la belle écriture de Rimbaud, toujours appliquée, malgré ses souffrances, dans cette lettre comme dans les toutes dernières.

BIBLIOGRAPHIE : 

Correspondance, éd. de Jean-Jacques Lefrère, Paris, 2007, p. 867 : fautes dans la retranscription, faite à partir de la copie d’Isabelle Rimbaud, datant de 1896 -- Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Paris, 2001, p. 1104 : lettre citée