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RIMBAUD, Arthur

Lettre autographe signée adressée à sa mère, Vitalie Rimbaud, et sa sœur, Isabelle Rimbaud

Aden, 15 janvier 1883

REMARQUABLE LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE D’ADEN, ADRESSÉE À SA MÈRE ET À SA SŒUR :

RIMBAUD DÉCRIT SA VIE À ADEN : “C’EST UN FOND DE VOLCAN SANS UNE HERBE… VOICI UN AN QUE JE COUCHE CONTINUELLEMENT À CIEL OUVERT.”

2 pages in-4 (227 x 218 mm). Papier à en-tête imprimé “Mazeran. Viannay & Bardey, Adresse télégraphique. Maviba-Marseille”. Papier vergé, filigrane couronné “Original London Mill”, encre brune, quarante-cinq lignes, traces de pliage effectué par Rimbaud comme l’indique une légère décharge symétrique de l’encre

“Aden le 15 janvier 1883
Chère Maman
Chère sœur
J’ai reçu votre dernière lettre avec vos souhaits de nouvelle année. Merci de tout cœur, et croyez moi toujours votre tout dévoué.
J’ai reçu la lettre liste des livres achetés. Justement, comme vous le dîtes, ceux qui manquent sont les plus nécessaires. L’un est un traité de topographie, (non de Photographie, j’ai un traité de Photographie dans mon bagage)[,] la topographie est l’art de lever des plans en campagne. Il faut que je l’aie. Vous communiquerez donc la note ci-jointe au libraire, et il trouvera facilement un traité d’un auteur quelconque. L’autre est un traité de géologie et minéralogie pratique [.] pour [sic] le trouver, il s’adressera comme je le lui explique.
Ces deux détails faisaient partie d’une commission passée, c’est pour cela que j’insiste pour les avoir, ils me sont d’ailleurs très utiles.
Je ne vous enverrai plus de nouvelles commissions sans argent. Excusez-moi du trouble.
Isabelle a tort de désirer de me voir dans ce pays-ci. C’est un fond de volcan sans une herbe. Tout l’avantage est que le climat est très sain et qu’on y fait des affaires assez actives. Mais de mars en octobre [sic], la chaleur est excessive ici. À présent nous sommes en hiver, le thermomètre est à 30° seulement à l’ombre, il ne pleut jamais. Voici un an que je couche continuellement à ciel ouvert. Pour moi j’aime beaucoup ce climat, et j’ai toujours horreur de la pluie, de la boue et du froid. Mais fin mars il est probable que je repartirai pour le Harar. Là c’est montagneux et très élevé, de mars à octobre il pleut sans cesse, et le thermomètre est à 10°. Il y a une végétation magnifique, et des fièvres. Si je repars pour là-bas, j’y resterai probablement une année encore. Tout ceci se décidera prochainement. Du Harar je vous enverrai des vues des paysages et des types.
Quant au trésor anglais dont je parlais, c’est simplement une caisse d’épargne spéciale à Aden, et cela rapporte environ 4½ pour cent. Mais la somme des dépôts est limitée. Ce n’est pas très pratique.
À une prochaine occasion
Rimbaud
Aden
15 janvier 1883”

EN FEUILLE. Chemise
PROVENANCE : Pierre Berès, Catalogue n° 61 [1970], lot 376 -- “Localisation actuelle inconnue” (Correspondance)

La correspondance post-littéraire de Rimbaud est, en quantité, la plus importante. On distingue dans ces lettres d’après 1875 deux principaux ensembles : les lettres commerciales et les lettres familiales. Ces deux catégories se divisent également en périodes et lieux - celles du retour à Marseille, à la fin, formant à l’évidence la section la plus dramatique.

La majeure partie des lettres adressées par Rimbaud à sa famille subirent, dans leurs premières retranscriptions, une double falsification dont elles portent aujourd’hui encore les stigmates : Isabelle Rimbaud adressa une “copie” expurgée et modifiée des lettres de Rimbaud à son futur mari, Paterne Berrichon, en 1896 (Madame Rimbaud ne voulant pas prêter les originaux). Berrichon apporta à son tour des révisions à ces copies avant de les publier en 1899. Les lettres furent ensuite dispersées : une bonne retranscription n’a donc jamais pu être vérifiée sur les autographes pour un grand nombre d’entre elles.

En 1880, Arthur Rimbaud quitte l’Europe. Il passe quelques mois à Chypre et rejoint Aden, dans l’actuel Yémen. En novembre il commence à travailler pour la compagnie commerciale des frères Bardey, exportant en France des denrées coloniales. L’en-tête de ce papier porte leur adresse télégraphique à Marseille. Rimbaud est le seul employé de cette maison, et “le seul employé un peu intelligent à Aden” (lettre du 22 septembre 1880). Le mois suivant, en décembre 1880, Rimbaud rejoint, après vingt jours de caravane, la “nouvelle agence” de cette compagnie, dans le Harar (actuelle Ethiopie) : “On exporte de là du café, des peaux, des gommes, etc. qu’on acquiert en échange de cotonnades et marchandises diverses” (lettre du 2 novembre 1880). Il passera les dix prochaines années de sa vie de part et d’autre de la Mer rouge, à “aller trafiquer ou explorer… dans l’inconnu” (lettre du 4 mai 1881). Le seul lien qu’il garde avec l’Europe tient dans cette correspondance régulière avec sa mère et sa sœur Isabelle. Rimbaud leur adresse environ deux lettres par mois pendant dix ans.

Au début de l’année 1883, Rimbaud se trouve à Aden. Il y a passé toute l’année 1882. Cette lettre rassemble tous les sujets dont Rimbaud entretient habituellement sa famille : ses lectures, ses projets, le climat, le pays.

On remarque dès le début de cette lettre, une demande qui sera constante dans la correspondance de Rimbaud, celle de livres à visée pratique. Sont mentionnés tour-à-tour la topographie qui est “l’art de lever des plans en campagne” (sa mère et sa sœur ne le savent-elles pas ? On appréciera la concision de la définition), la photographie (avec une majuscule dans l’autographe), la géologie et la minéralogie. On se souvient que la première lettre aujourd’hui connue de Rimbaud, adressée à Georges Izambard (premier semestre 1870), était justement une demande précise de livres : “cela me serait fort utile”. Les mêmes mots apparaissent dans cette lettre écrite treize ans plus tard : “j’insiste pour les avoir, ils me sont d’ailleurs très utiles”. Le désir d’apprendre par les livres est commun au Rimbaud collégien et à celui négociant à Aden.

La suite de la lettre offre une extraordinaire comparaison des paysages et des climats d’Aden et du Harar. Le premier “est un fond de volcan sans une herbe”, “le thermomètre est à 30°”, “il ne pleut jamais” ; le second “est montagneux et très élevé”, “il pleut sans cesse, et le thermomètre est à 10°”. Rimbaud répond au désir de sa sœur de le “voir dans ce paysage”. Il annonce, à la fin de la lettre : “Du Harar je vous enverrai des vues de paysages et des types”. Rimbaud transporte un traité de photographie dans son “bagage” : le 6 mai, il adressera à sa mère et à sa sœur trois portraits “de moi-même par moi-même”. Si Isabelle désire “voir” Rimbaud, à Paris, en cette même année 1883, on désire le “lire”. Verlaine s’apprête à publier Les Poètes maudits, à l’automne, dans cinq livraisons de la revue Lutèce.

La peinture que Rimbaud fait d’Aden et du Harar est remarquable de précision et de couleurs (“il y a une végétation magnifique, et des fièvres”). Quand on lit dans cette lettre “Voici un an que je couche continuellement à ciel ouvert… j’ai toujours horreur de la pluie, de la boue et du froid”, on entend des résurgence du passé : “J’allais sous le ciel”, “Mon auberge était à la Grande Ourse” (Ma Bohème), ou dans Une saison en enfer, imprimé moins de dix ans plus tôt : “Je me suis allongé dans la boue [… ] Ah cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps”.

On remarquera enfin l’appellation “ma chère Maman”, rare chez Rimbaud, préférant “mère” ou “chers amis” dans la correspondance d’après 1880, et qu’il nommait jadis “la mère Rimbe”, “la daromphe”, “la mother”, “la bouche d’ombre”.

BIBLIOGRAPHIE : 

Correspondance, éd. de Jean-Jacques Lefrère, Paris, 2007, p. 329 : nombreuses fautes dans la retranscription, faite à partir de la copie d’Isabelle Rimbaud, datant de 1896 et d’un paragraphe reproduit en fac-similé dans un catalogue de la librairie Pierre Berès de 1970 -- Hugues Fontaine, Arthur Rimbaud photographe, Paris, 2019