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RIMBAUD, Arthur

Lettre autographe signée adressée à sa sœur, Isabelle Rimbaud

Marseille, hôpital de la Conception, 23 juin 1891

DRAMATIQUE LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE DE MARSEILLE ET ADRESSÉE À ISABELLE :

"ENFIN NOTRE VIE EST UNE MISÈRE, UNE MISÈRE SANS FIN ! POURQUOI DONC EXISTONS-NOUS ?"

DES ANCIENNES COLLECTIONS DE PATERNE BERRICHON ET DE LOUIS BARTHOU. PROVENANT DE LA VENTE D’AUTOGRAPHES DE LA BARONNE ALEXANDRINE DE ROTHSCHILD, EN 1968

Une page in-4 (261 x 201mm). Papier quadrillé, encre noire, vingt-sept lignes. Numéro “107” inscrit par un crayon rouge d’imprimerie, traces de pliage, ancienne trace d’onglet visible au verso sur le bord droit, petit trou d’épingle dans les coin supérieur et inférieur droit

“Marseille 23 juin 1891
Ma chère sœur
Tu ne m’as plus écrit, que s’est-il passé ? Ta lettre m’avait fait peur, j’aimerais avoir de tes nouvelles. Pourvu qu’il ne s’agisse pas de nouveaux ennuis, car hélas ! nous sommes trop éprouvés à la fois !
Pour moi je ne fais que pleurer jour et nuit [,] je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie. Dans la quinzaine je serai guéri, je pense, mais je ne pourrai marcher qu’avec des béquilles.
Quant à une jambe artificielle, le médecin dit qu’il faudra attendre très longtemps, au moins six mois ! Pendant ce temps que ferai-je, où resterai-je ? Si j’allais chez vous le froid me chasserait dans 3 mois et même en moins de temps, car d’ici je ne serai capable de me mouvoir que dans six semaines, le temps de m’exercer à béquiller ! Je ne serai donc chez vous que fin juillet. Et il me faudrait repartir fin septembre ! Je ne sais pas du tout quoi faire. Tous ces soucis me rendent fou : je ne dors jamais une minute.
Enfin notre vie est une misère, une misère sans fin ! Pourquoi donc existons nous ?
Envoyez moi de vos nouvelles.
Mes meilleurs souhaits.
Rimbaud
Hôpital de la Conception,
Marseille.”

EN FEUILLE. Chemise
PROVENANCE : Paterne Berrichon -- Louis Barthou (sa vente, IV, 15-17 juin 1936, n° 2117) -- baronne Alexandrine de Rothschild (Paris, 29 mai 1968, n° 92) -- “localisation actuelle inconnue” (Correspondance)

Petite déchirure dans la marge gauche, sans manque et sans atteinte au texte

Le 20 mai 1891, Arthur Rimbaud est débarqué sur une civière à Marseille après “13 jours de douleurs” (onze en réalité). Le 25 ou le 27 mai, il est amputé de la jambe droite. Sa mère le rejoint quelques jours. Le 23 juillet, il part seul pour Roche malgré la difficulté du voyage. Il y reste un mois exactement et repart à Marseille le 23 août, accompagné de sa sœur. Son projet est d’embarquer pour l’Afrique. Rimbaud meurt le 10 novembre 1891 à l’hôpital de la Conception.

On ne connaît aujourd’hui que onze lettres autographes et un télégramme d’Arthur Rimbaud écrits durant cette dernière période de sa vie, sur un peu moins de six mois. Dix de ces lettres sont adressées à sa sœur Isabelle (une conjointement à sa mère, ainsi que le télégramme), la onzième est adressée à un médecin ardennais.

Isabelle Rimbaud fut la dernière et très dévouée compagne d’Arthur Rimbaud : “Ce que j’ai fait pour lui… c’est parce qu’il est mon frère, et que, abandonné par l’univers entier, je n’ai pas voulu le laisser mourir seul et sans secours”, écrira-t-elle à sa mère le 28 octobre 1891. Les lettres de Marseille sont les plus dramatiques que nous connaissions de Rimbaud. Celle-ci contient la quintessence de ce que fut sa vie dans les derniers mois, à savoir une oscillation entre attente, espoir et désespoir. Rimbaud attend “une jambe artificielle”, il se prépare à utiliser des “béquilles”, à “béquiller” (les termes sont dans la lettre). On perçoit son impatience quand il souligne la phrase : “le médecin dit qu’il faudra attendre très longtemps, au moins six mois !”. Rimbaud conçoit donc un avenir possible, ponctué par des appréciations de temps : “dans la quinzaine”, “dans six semaines”, “fin juillet”, “fin septembre”. La lettre exprime même un espoir, au futur : “dans la quinzaine, je serai guéri”. Il évoque la possibilité d’aller à Roche en attendant que soit fabriquée sa jambe artificielle mais il craint le froid, ce qu’il écrivait régulièrement déjà, à sa famille, dans ses lettres d’Aden et du Harar : “Si j’allais chez vous le froid me chasserait dans 3 mois et même en moins de temps”.

À ces projets se mêlent les “nouveaux ennuis” que redoute Rimbaud au début de la lettre. Ils correspondent à la régularisation de sa situation militaire, sujet récurrent dans sa correspondance. Surtout, la lettre est traversée par le plus grand désespoir : “Pour moi je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie”.

Cette singularité (“je”, “ma”) glisse vers l’universel à la fin de la lettre où surgit l’expression d’une détresse métaphysique qui n’a pas d’équivalent dans toute la correspondance de Rimbaud :

“Enfin notre vie est une misère, une misère sans fin ! Pourquoi donc existons nous ?”.

BIBLIOGRAPHIE : 

Correspondance, éd. de Jean-Jacques Lefrère, Paris, 2007, p. 900 (reproduction de la transcription de Berrichon, avec ponctuation fautive) -- Paterne Berrichon, Lettres de Jean-Arthur Rimbaud. Égypte, Arabie, Éthiopie, Paris, 1899, p. 250-251 -- Cette lettre est l’une des deux lettres de Marseille retranscrites dans Patti Smith, Arthur Rimbaud, Une saison en enfer. Photographies, écrits, dessins, Paris, 2023, p. 161