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Plans et projets. Le Suicide dans une baignoire. Le Portrait fatal. L’Ivrogne. La Conspiration
MANUSCRIT AUTOGRAPHE
1 page et ½ (313 x 199 mm), soit 54 lignes à l’encre noire sur 2 feuillets collés dos à dos par quatre points de cire
Chemise à rabats de percaline beige
Plans, Projets
Le Suicide dans une baignoire
Le Portrait fatal
Méthode analytique pour vérifier le miracle. Portrait du défunt. Découverte du testament. Peinture d’une famille marquée de tristesse fatale.
- Le Déserteur, ou militaire et comédien.
Armand Baschet.
L’amoureux de la vieille.
Interdit pour croire aux fantômes.
Les Sortes Biblicae
L’ivrogne épiant et étudiant l’ivrogne.
L’homme parfait : le suprême du convenable, la caravane, la montre.
De la puissance du philtre et de la magie en amour, ainsi que du mauvais œil.
Essence divine du cercle vicieux (Fusées).
L’ivrogne. – Ne pas oublier que l’ivresse est la négation du temps, comme tout état violent de l’esprit, et que conséquemment tous les résultats de la perte du temps doivent défiler devant les yeux de l’ivrogne, sans détruire en lui l’habitude de remettre au lendemain sa conversion, jusqu’à complète perversion de tous les sentiments et catastrophe finale.
La Conspiration. J’appartiens à une race qui… Le goût de la mort a toujours régné en moi conjointement avec le goût de la vie. J’ai joui de la vie avec amertume.
J’ai plusieurs siècles d’âge puisqu’il me semble que j’ai agi, pensé, à différentes époques. Qui pourrait me réfuter ?
Qui donc niera le droit au suicide ? J’ai cependant voulu lire, tant j’ai l’esprit critique et modeste, tout ce qui a été écrit sur le suicide. Absurdité démontrable de la maxime de Jean-Jacques.
- Si les conspirateurs lâchent pied, plus d’intérêt dans ma vie. Je suis donc intéressé à ranimer la conspiration.
(Portrait du prince. Folies. Ces folies le rendent intéressant pour moi. Ancien mauvais sujet : Inde quels vices et quelles qualités ?)
(La vie est un jeu, les joueurs sont au nombre de trois milliards. Les chances. La minute, à qui perd gagne).
C’est Robespierre, je crois, qui disait dans ce style sentencieux dont ma jeunesse s’est enivrée… Depuis combien d’années cette phrase est-elle devenue inintelligible pour moi ? Car, pareille horreur de l’homme a-t-elle jamais existé ailleurs que chez moi ?… Depuis l’heure du lever et jusqu’à l’heure bénie et souvent redoutée où j’entre dans le sommeil, il n’est pas une fonction de la vie qui ne réclame la présence et le secours de l’homme…
Or à peine la conspiration trouvée, toute la jeunesse revient. Les yeux prennent intérêt à la vie. Les souvenirs ne sont plus accablants. (Un souper chez les pauvres. Il y a donc quelque vertu dans l’humanité. Humilité, serviabilité, générosité.) – À peine la conspiration éclipsée, le goût du néant revient.
Sottise de Jean-Jacques Rousseau relativement au moyen d’arrêter le suicide.
Prose
Baudelaire a très tôt souhaité s’illustrer par des œuvres de fiction en prose, roman, nouvelle ou théâtre. En 1844, âgé de vingt-trois ans, il veut écrire “un ou deux romans”. En 1849, paraît la seule nouvelle qu’il publia jamais La Fanfarlo, satire féroce du théâtre et de la littérature de son époque. En 1856, il traduit les Histoires extraordinaires d’Edgar Poe. En 1863, il projette de se retirer à Honfleur pour “y essayer quelques nouvelles qui [l’] obsèdent”. Baudelaire ne plaçait pas moins haut la fiction en prose que la poésie : “le roman est un art plus utile et plus haut que les autres” (l. a. à Champfleury, 14 janvier 1854). On l’imagine plus à l’aise avec l’écriture de récits courts qu’avec celle de romans. Baudelaire rêve d’un genre nouveau qui aurait participé de la nouvelle et du poème en prose. Edgar Poe reste son modèle en la matière. En 1854, il annonce “repasser en revue - paperasses anciennes -, une masse de canevas et de projets” avec la “préoccupation de causer l’étonnement et l’épouvante”, autrement dit : “plutôt du fantastique que du roman de mœurs… le fantastique devient pour moi un terrain solide”. On peut situer l’écriture de ces Plans, Projets à partir de cette année-là.
Ces notes contiennent deux projets de Baudelaire, partageant la feuille en deux parties égales : un premier projet, intitulé Le Portrait fatal ou L’Ivrogne, assez sibyllin, rassemble des notes jetées telles quelles sur le papier, en alinéas. Ces notes déroulent les épisodes d’un drame populaire, tel que Baudelaire a pu en lire dans la presse à sensation. Une définition de “l’ivrogne” de six lignes clôt ce premier projet.
Le second projet, intitulé La Conspiration, forme l’ébauche d’une nouvelle mêlant fiction et considérations personnelles sur le suicide.
L’intérêt de ces notes réside d’abord dans leur aspect visuel : une succession de mots, de sentences, presque de divagations, immédiatement identifiables à l’univers de Baudelaire. Des courts paragraphes s’articulent autour de mots isolés comme autant de titres et de sujets à développer : “l’ivrogne”, “la conspiration”, “le suicide”.
L’ivresse, la vanité, la mort donnent lieu à des formules admirables : “ne pas oublier que l’ivresse est la négation du temps”, “Le goût de la mort a toujours régné en moi conjointement avec le goût de la vie”, “l’heure bénie et souvent redoutée où j’entre dans le sommeil”, “le goût du néant revient”, jusqu’à l’incise inachevée d’un solennel début : “J’appartiens à une race qui… ”.
Un autre grand charme de ces notes est le glissement dramatique, entre ces deux parties, de la troisième personne à la première personne du singulier, de la nouvelle vers le Journal intime.
“L’Ivrogne”
La première partie, Le Portrait fatal ou L’Ivrogne, énumère toute une série de motifs dont le lien est au premier abord difficile à percevoir. Le projet d’un drame est cependant dessiné, qui tourne autour de la figure d’un ivrogne, d’une histoire d’amour, d’un testament, d’un suicide et de la fatalité ou “mauvais oeil”. Baudelaire détaillait, dans une lettre de 1854 au comédien de l’Odéon Hippolyte Tisserant, le projet d’un mélodrame portant ce même titre, L’Ivrogne : “mon homme est rêveur, fainéant, il a, ou il croit avoir des aspirations supérieures à son monotone métier [scieur de long], et comme tous les rêveurs fainéants, il s’enivre” (Corr. I, p. 258). Il assassine sa femme, en la faisant chuter dans un puits, pour être “enfin libre”, se saoule à l’extrême puis va se dénoncer lui-même. L’ivresse, l’ivrogne et le vin sont évidemment des sujets chers à Baudelaire. Il n’est qu’à penser au Vin de l’assassin, dans Les Fleurs du Mal.
“La Conspiration”
Le projet de La Conspiration révèle, en filigrane, la trame d’une nouvelle. Ce fragment a été étudié de façon exhaustive par Georges Blin en 1951 :
“la nouvelle nous aurait, croyons-nous, montré un désespéré qui, sur le point d’abréger ses jours retrouve goût à la vie du moment où il vient au fait d’un complot monté contre le Prince. La curiosité – il veut suivre le développement de l’affaire – et l’amour du risque lui restituent le courage dont il manquait, bien plus : le réconcilient provisoirement tant avec lui-même (“Les souvenirs ne sont plus accablants”) qu’avec certains d’entre les humains, les humbles que les hasards, peut-être, de l’aventure lui ont fait rencontrer. Quand la conjuration va aboutir, comme le tyran ne lui est pas odieux, il joue à pile ou face le sort de l’Empire. Mais la “conspiration éclipsée”, qu’elle se soit dénouée d’elle-même ou qu’elle ait été éventée, “le goût du néant revient”” (Georges Blin).
Un postulat est ainsi posé. Le combat contre une conspiration serait une raison de ne pas se suicider : “Si les conspirateurs lâchent pied, plus d’intérêt dans ma vie. Je suis donc intéressé à ranimer la conspiration”. La conspiration oppose une résistance au désir de mort du désespéré.
Cette idée de lier la conspiration au suicide est étonnante. C’est pourtant une idée qui apparaît en d’autres endroits dans la correspondance et les projets de Baudelaire. Seulement, ici, cette proposition romanesque est rédigée à la première personne du singulier. On remarquera que Baudelaire avait dans la première partie de ses notes (celle de L’Ivrogne) employé la troisième personne du singulier. Quand il aborde celle de la conspiration et du suicide, le sujet d’énonciation devient “je” :
“la nouvelle semble avoir été préconçue sous la forme d’un récit à la première personne, ce qui explique la parenté des formules ici consignées avec quelques-unes de celles qui dans les Journaux intimes traduisent un effort de confession directe” (ibid.).
Un désespéré parle et on entend la voix de Baudelaire. Quand il écrit : “J’ai joui de la vie avec amertume”, Baudelaire formule à nouveau l’un des sentiments constants de sa vie. Il confessait dans Mon Cœur mis à nu (1851), par exemple : “tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie”. La sentence “J’ai plusieurs siècles d’âge” rappelle le “j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans” des Fleurs du Mal. “La vie est un jeu” reprend une idée connue déjà exprimée dans Les Fusées (1851) : “la vie n’a qu’un charme vrai ; c’est le charme du Jeu”.
La question du suicide
La question centrale des ces notes concerne le suicide : “Qui donc niera le droit au suicide ?”. Baudelaire a traité cette question frontalement dans la notice des Histoires extraordinaires de Poe. Après avoir réclamé que, parmi les “droits de l’homme”, le “droit de s’en aller” soit reconnu, il affirmait : “on peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, après un sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes croyances à de certains dogmes en métempsychoses – on peut dire, sans emphase et sans jeu de mots, que le suicide est parfois l’action la plus raisonnable de la vie”. Dans une lettre à Madame Aupick du 11 octobre 1860, il répète la même idée : “l’acte que je considère comme le plus raisonnable de la vie”. Et dans une autre lettre adressée à sa mère, datée du 25 décembre 1861, jour de Noël, il poursuit : “je vois toujours devant moi le suicide comme l’unique et surtout la plus facile solution”. Cette tentation l’avait déjà saisi en 1845. On la connaît par une célèbre “lettre du suicide” (Fontainebleau, 4 novembre 2018, n° 1, €234.000 avec les frais).
Contre Rousseau
Baudelaire se situe à l’opposé de Rousseau quant à l’idée d’un homme originellement bon : “le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel” (Le Peintre de la vie moderne). Dans ces notes, Baudelaire évoque à deux reprises Rousseau : “Absurdité démontrable de la maxime de Jean-Jacques” et “Sottise de Jean-Jacques Rousseau relativement au moyen d’arrêter le suicide”. L’allusion concerne les lettres XXII et XXIII de la troisième partie de la Nouvelle Héloïse. La “maxime” contre laquelle s’insurge ici Baudelaire, est celle qu’Édouard tire de la morale altruiste : “il te sied bien d’oser parler de mourir tandis que tu dois l’usage de ta vie à tes semblables ! Apprends qu’une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive. C’est un vol fait au genre humain [… ] Ignores-tu que tout homme est utile à l’humanité, par cela seul qu’il existe ?”. Baudelaire se rallie à la position de Saint-Preux : “Quand notre vie est un mal pour nous et n’est un bien pour personne il est donc permis de s’en délivrer. S’il y a dans le monde une maxime évidente et certaine, je pense que c’est celle-là”. Quant au “moyen” de Rousseau pour “arrêter le suicide”, c’est de partir pour un long périple, avec la perspective de servir, par des explorations, à la fois ses “semblables” et une grande idée. On imagine facilement Baudelaire qualifiier tout ceci de “sottise.”
Le seul endroit où fuir, pour Baudelaire, est “anywhere out of the world” (Petits poèmes en prose). Le seul vrai voyage, à ses yeux, est justement la mort. En 1859, Baudelaire écrit, à Honfleur, Le Voyage, poème final des Fleurs du Mal (édition de 1861) : “Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !”. Ces Plans et projets ont pu être écrits à cette même date de 1859.
Pour se convaincre de la fausseté de la thèse de Rousseau, il suffirait, selon Baudelaire, de lire La Gazette des tribunaux. Le journal, avec la démocratie, est un nouveau miroir de l’homme moderne, révélateur de sa perversité. L’attitude paradoxale de Baudelaire vis-à-vis des journaux est emblématique de sa confrontation avec le monde moderne. Baudelaire abhorre la presse mais ne peut s’en passer. Il y publie articles et poèmes. Or c’est justement dans ce genre de journaux nourris par le “boulevard du Crime”que Baudelaire a puisé le sujet de L’Ivrogne ; et c’est dans la presse que cette nouvelle aurait pu être publiée.
Robespierre est la seconde figure convoquée dans ces fragments, pour “son style sentencieux dont [sa] jeunesse s’est enivrée” (toujours l’ivresse). Baudelaire notait dans Mon Cœur mis à nu : “Robespierre n’est estimable que parce qu’il a fait quelques belles phrases”. L’avocat révolutionnaire apparaît régulièrement sous la plume du poète, pour son style.
“Un souper chez les pauvres”
Ces deux ensembles, L’Ivrogne et La Conspiration (ou Suicide) se suivent sans rupture d’écriture sur la page. L’encre est la même, il n’y a pas de blanc ou de saut de ligne. Leur succession révèle une divagation de la pensée proche de la rêverie. C’est bien cette rêverie qui, à côté des thèmes abordés (l’ivresse, le suicide, la bêtise) est, en fin de compte, dans cet ensemble de notes, typiquement baudelairienne. La main accroche quelques mots sur la page, en développe d’autres puis dérive vers la nostalgie de la jeunesse, s’emporte contre des idées idiotes, fait des considérations sur le style avant de revenir au motif d’une pièce ou d’une nouvelle à développer “en vue de plus tard ou de jamais” (Mallarmé). Ces suites d’idées conduisent Baudelaire à la fin - et c’est là peut-être ce qu’il y a de plus beau dans ces notes -, à l’évocation d’une consolation, éphémère peut-être mais possible, la table des pauvres. Le dandy du quai d’Anjou qui abhorrait son époque et la société contemporaine, finit par sortir, dans la nuit de Paris, et va dîner (symboliquement du moins) chez d’autres déshérités, en véritable aristocrate :
“Un souper chez les pauvres. Il y a donc quelque vertu dans l’humanité. Humilité, serviabilité, générosité”.
Baudelaire, Œuvres complètes, t. 1., pp. 591-593 (retranscription), 629-634, 1435-1436 et 1461-1462 -- Georges Blin, “La Conspiration. Texte inédit de Charles Baudelaire”, dans la revue Esprit, février 1951, pp. 161-168 -- Antoine Compagnon, Baudelaire l’irréductible, Paris, 2014