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[Présentation de “Révélation magnétique”]. Manuscrit autographe signé
REDÉCOUVERTE DU SEUL MANUSCRIT AUTOGRAPHE AUJOURD’HUI CONNU EN MAINS PRIVÉES D’UN TEXTE DE CHARLES BAUDELAIRE SUR EDGAR POE, SACHANT QU’IL NE SUBSISTE AUCUN MANUSCRIT DES TRADUCTIONS DE POE PAR L’AUTEUR DES FLEURS DU MAL.
LA PRÉFACE DE RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE, PREMIER CONTE DU POÈTE AMÉRICAIN QUE CHARLES BAUDELAIRE TRADUISIT.
BAUDELAIRE SE DONNE ICI, À L’ÂGE DE VINGT-SEPT ANS, UNE MÉTHODE DE CRÉATION QUI S’INSPIRE DE CELLE DE POE
MANUSCRIT AUTOGRAPHE SIGNÉ, à l’encre noire, 5 pages in-8 (195 x 155mm), dix-huit ratures, signature deux fois soulignée, chaque page numérotée par Baudelaire lui-même
“En caractères un peu plus gros [nous : cette indication diagonale, donnée à l’imprimeur, est bien autographe de Baudelaire]
On a beaucoup parlé dans ces derniers temps d’Edgar Poe. Le fait est qu’il le mérite. Avec un volume plein de nouvelles, cette réputation a traversé les mers. Il a étonné, - partout étonné, plutôt qu’ému et enthousiasmé. Il en est généralement de même de tous les romanciers qui ne marchent qu’appuyés sur une méthode créée par eux-mêmes, et qui est la conséquence même de leur tempérament. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver un romancier fort qui n’ait pas opéré la création de sa méthode, ou plutôt dont la sensibilité primitive ne se soit pas réfléchie et transformée en un art certain. Aussi les romanciers forts sont-ils tous plus ou moins philosophes : Diderot, Laclos, Hoffmann, Goethe, Jean Paul, Maturin, Honoré de Balzac, Edgar Poe. Remarquez que j’en prends de toutes les couleurs et des plus contrastées. Cela est vrai de tous, même de Diderot, le plus hasardeux et le plus aventureux de tous, qui s’appliqua pour ainsi dire à noter et à régler l’improvisation, qui accepta d’abord et puis de parti pris utilisa sa nature enthousiaste, sanguine et tapageuse. Voyez Sterne, le phénomène est bien autrement évident et aussi bien autrement méritant. Cet homme a fait sa méthode. Tous ces gens avec une volonté et une bonne foi infatigables, décalquent la nature, la pure nature. – Laquelle ? – La leur. Aussi sont-ils généralement bien plus étonnants et originaux que les simples imaginatifs qui sont tout à fait d’esprit philosophique et qui entassent et alignent les événements sans les classer, et sans en expliquer le sens mystérieux. J’ai dit qu’ils étaient étonnants. Je dis plus : c’est qu’ils visent généralement à l’étonnant. Dans les œuvres de plusieurs d’entre eux, on voit la préoccupation d’un perpétuel surnaturalisme. Cela tient, comme je l’ai dit, à l’esprit primitif de chercherie, qu’on me pardonne le barbarisme, à cet esprit inquisitorial, esprit de juge d’instruction qui a peut-être ses racines dans les plus lointaines expressions de l’enfance. D’autres, naturalistes enragés, examinèrent l’âme à la loupe, comme les médecins le corps, et tuent leurs yeux à trouver le ressort. D’autres, d’un genre mixte, cherchent à fondre ces deux systèmes dans une mystérieuse unité. Unité de l’animal, unité de fluide, unité de matière première, toutes ces histoires récentes sont quelquefois tombées, par un accident singulier, dans la tête des poètes, en même temps que dans les têtes savantes.
Ainsi, pour en finir, il vient toujours un moment où les romanciers de l’espèce de ceux dont je parlais deviennent pour ainsi dire jaloux des philosophes, et ils donnent alors, eux aussi, leur système de constitution naturelle quelquefois même avec une certaine immodestie qui a son charme et sa naïveté. On connaît Séraphitus [sic], Louis Lambert, et une foule de passages d’autres livres où Balzac, ce grand esprit dévoré du légitime orgueil encyclopédique, a essayé de fondre en un système unitaire et définitif différentes idées tirées de Swedenborg, Mesmer, Marat, Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire. L’idée de l’unité a aussi poursuivi Edgar Poe, et il n’a point dépensé moins d’efforts que Balzac dans ce rêve caressé. Il est certain que les esprits spécialement littéraires font, quand ils s’y mettent, de singulières chevauchées à travers la philosophie. Ils font des trouées soudaines, et ont de brusques échappées par des chemins qui sont bien à eux.
Pour me résumer, je dirai donc que les trois caractères des romanciers sont :
1° une méthode privée ; 2° l’étonnement ; 3° la manie philosophique ; trois caractères qui constituent d’ailleurs leur supériorité. Le morceau d’Edgar Poe qu’on va lire est un raisonnement excessivement ténu parfois, d’autres fois obscur, et de temps en temps régulièrement audacieux. Il faut en prendre son parti, et digérer la chose telle qu’elle est. Il faut surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines choses seraient devenues bien autrement obscures si j’avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement à la lettre. J’ai préféré faire du français pénible et parfois baroque et donner dans toute sa vérité la technie philosophique d’Edgar Poe.Il va sans dire que La Liberté de penser ne se déclare nullement complice des idées du romancier américain et qu’elle a cru simplement plaire à ses lecteurs en leur offrant cette haute curiosité scientifique.
Charles Baudelaire”
EN FEUILLES, montées sur de grands feuillets blancs (397 x 287mm)
PROVENANCE : Paris, 1er mars 2023, lot 29
Les traductions d’Edgar Poe par Charles Baudelaire et l’ensemble paratextuel les accompagnant, composé d’articles et préfaces, constituent la plus grande part de l’œuvre en prose de Baudelaire. On compte cinq volumes de traductions de Poe par Baudelaire ainsi que dix articles et préfaces, parus de 1848 et 1865. Baudelaire avait clos ses travaux sur Edgar Poe deux ans avant sa mort : “la seule partie de l’œuvre de Baudelaire à avoir été achevée est celle des traductions de Poe” (Claude Pichois). Ses traductions de Poe furent aussi, pour Baudelaire, sa ressource financière la plus solide :
“Jusqu'aux rachats des droits par Michel Lévy, le 1er novembre 1863, les traductions de Poe - qui étaient payées à Baudelaire par son éditeur mais également par les directeurs des journaux où elles paraissaient en préoriginales - ont constitué pour l'écrivain français sa seule source de revenus réguliers” (Michel Brix).
En comparaison, quelle édition des Fleurs du mal Baudelaire voulut-il et put-il laisser à la postérité ? L’édition originale fut amputée de six poèmes, la deuxième édition fut augmentée de trente-quatre poèmes – rendant la première insuffisante - mais il manquait toujours les six poèmes ; la troisième, qui aurait dû être illustrée par Bracquemond, ne vit pas le jour.
Cet ordre se trouve pourtant inversé dès que l’on considère le nombre de manuscrits aujourd’hui connus de ces deux massifs baudelairiens. Si les poèmes autographes de Baudelaire sont d’une rareté légendaire, ses écrits sur Poe sont encore plus rares. Maurice Chalvet estimait connaître, en 1968, “guère qu’une vingtaine de poèmes autographes de Baudelaire” (Cat. Alexandrine de Rothschild, Paris, 29 mai 1968, lot 8 et suivants) auxquels il ajoutait les poèmes présentés dans cette vente. On ne connaît en revanche, aujourd’hui, que deux manuscrits de Baudelaire sur Poe : un Avis du traducteur, long d’un peu plus d’une page, que Baudelaire ne fit pas publier, conservé à la bibliothèque Jacques Doucet (cote 7216 (9)) ; et ce manuscrit-ci, long de cinq pages, complet et signé, correspondant à la préface complète du premier travail de traduction de Baudelaire sur Poe. Les manuscrits des traductions elles-mêmes n’ont jamais été retrouvés. Claude Pichois ne mentionne qu’un seul jeu d’épreuves, celui de Révélation magnétique justement, aperçu pour la dernière fois il y a plus d’un siècle, lors de la vente de la Bibliothèque de Champfleury, en 1890 (n° 688). La description très précise du catalogue ne mentionne pas le manuscrit d’une préface de Baudelaire à Révélation magnétique qui aurait éventuellement accompagné les épreuves de sa traduction. Ce manuscrit de présentation de Révélation magnétique constitue donc, à ce jour, le seul manuscrit connu d’un texte de Baudelaire sur Poe ayant eu son assentiment (puisqu’il le fit publier), le plus long, et le seul aujourd’hui conservé en mains privées.
La principale question discutée de nos jours quant à la la relation Poe-Baudelaire concerne le degré d’influence du premier sur le second. Très tôt, par la voix de Baudelaire lui-même, ce lien s’est élevé au rang de mythe, s’imposant comme l’un des chaînons essentiels de la littérature (on pense, en comparaison, au lien suivant, Baudelaire-Rimbaud). Pourtant, l’association de Baudelaire et Poe, pour de mauvaises raisons, a longtemps occulté un véritable travail visant à comprendre objectivement les raisons de leur rapprochement. Il fallut attendre les recherches de William T. Bandy, en 1967, pour arriver à la conclusion que “les tentatives faites pour étudier les rapports entre Poe et Baudelaire n’ont pas encore abouti à une certitude même approximative”.
Découverte de Poe
Baudelaire rappellera sans cesse le choc que fut sa découverte des écrits de Poe, “miroirs jumeaux” de ses propres phrases et rêves. L’identification du jeune poète au conteur américain décida de sa vocation :
“la première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant” (lettre à Théophile Thoré, 20 juin 1864).
Ou : “Pourquoi n’avouerais-je pas que ce qui a soutenu ma volonté, c’était le plaisir de leur présenter un homme qui me ressemblait un peu, par quelques points, c’est-à-dire une partie de moi-même ?” (Avis du traducteur).
Baudelaire essaiera à la fin de sa vie de minimiser, après coup, l’apport de Poe : “J'ai perdu beaucoup de temps à traduire Edgar Poe, et le grand bénéfice que j'en ai tiré, c'est que quelques bonnes langues ont dit que j'avais emprunté à Poe mes poésies, lesquelles étaient faites dix ans avant que je connusse les œuvres de ce dernier” (lettre à Paul Meurice du 18 février 1865). Les premiers poèmes des Fleurs du mal furent effectivement écrits dès 1841. Des propos exactement contraires à ceux-ci ponctuent pourtant la correspondance de Baudelaire, ses préfaces et jusqu’au témoignage de ses amis les plus proches. Cette influence n’est pas toujours visible du fait de ces contradictions, et surtout de son assimilation profonde dans son œuvre jusqu’à en devenir sa “propre matière”, ou, selon Baudelaire, “une partie de [lui]-même”.
Quand Baudelaire découvrit-il Poe ? La “biographie extérieure” (Pichois) de Baudelaire, vers 1847, est pauvre. Quant à la “biographie de son esprit”, elle est nécessairement incertaine. Baudelaire décrira avec précision cette “commotion singulière” que provoqua sa découverte du poète américain :
“En 1846 ou 47, j'eus connaissance de quelques fragments d'Edgar Poe ; j'éprouvai une commotion singulière ; ses œuvres complètes n'ayant été rassemblées qu'après sa mort en une édition unique, j'eus la patience de me lier avec des Américains vivant à Paris pour leur emprunter des collections de journaux qui avaient été dirigés par Poe. Et alors je trouvai, croyez-moi, si vous voulez, des poèmes et des nouvelles dont j'avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la perfection. Telle fut l'origine de mon enthousiasme et de ma longue patience” (lettre à Armand Fraisse - critique lyonnais -, du 18 février 1860).
Cette course de Baudelaire à la recherche des textes de Poe est relatée également par Charles Asselineau, meilleur témoin de Baudelaire, dans un chapitre entier de la biographie (1869) - la première alors - qu’il consacra à son ami :
“Dès les premières lectures, il s’enflamma d’admiration pour ce génie inconnu qui affinait [sic] au sien par tant de rapports. J’ai vu peu de possessions aussi complètes, aussi rapides, aussi absolues. À tout venant, où qu’il se trouvât, dans la rue, au café, dans une imprimerie, le matin, le soir, il allait demandant : - Connaissez-vous Edgar Poe ? Et, selon la réponse, il épanchait son enthousiasme, ou pressait de questions son auditeur.”
Baudelaire, âgé de vingt-sept ans en 1848, maîtrisait suffisamment l’anglais pour lire Poe dans le texte. La difficulté consistait à se procurer les textes d’un écrivain quasiment inconnu en Europe. Les revues jouèrent un rôle essentiel en ce sens. Une dizaine de traductions avaient déjà été entreprises, notamment celle du Chat noir par Isabelle Meunier que Baudelaire put lire dans La Démocratie pacifique du 27 janvier 1847. La Revue des Deux Mondes avait également informé ses lecteurs, dès 1846, de l'existence du poète de Baltimore. Baudelaire avait pu lire, en anglais, différents morceaux de prose ou de vers de Poe dans la collection du Southern Literary Messenger qu’il parvenait à dénicher chez un libraire américain installé à Paris. Surtout, il possédait certainement le petit volume de douze contes, intitulé Tales, publié à New York, chez Wiley and Putnam, en 1845 : “it was the one used by most of the other translators and was probably on sale at most of the stores that specialized in foreign books” (W. T. Bandy, p. XIX). Baudelaire put lire Mesmeric Revelation dans ce volume (Edgar Poe avait publié ce conte la première fois en 1844 dans le Columbian Lady’s and Gentleman’s Magazine). Baudelaire, au moment d’entreprendre sa première traduction de Poe, en 1848, ne connaît donc qu’une toute petite partie de l’œuvre du poète américain. Il ignore une soixantaine de contes, les poésies The Philosophy of Composition, Eureka et Arthur Gordon Pym.
En 1852, Baudelaire faisait encore part à sa mère de sa découverte de Poe : “J’ai trouvé un auteur américain qui a excité en moi une incroyable sympathie” (lettre du 27 mars 1852). On ne lit jamais ces termes, ou très exceptionnellement - “incroyable sympathie” -, de la main de Baudelaire, ni dans sa correspondance, ni dans ses dédicaces manuscrites.
Quand Baudelaire commence à traduire Poe, la connaissance de son œuvre est donc limitée. Baudelaire n’en a qu’une intuition mais si forte que Pichois considère que Baudelaire découvrit Poe avec au moins cinquante ans d’avance sur tout le monde. Cette transmission de l’œuvre de Poe par Baudelaire dépassa les frontières françaises. À sa suite, par exemple, on le traduisit en Allemagne. Les écrivains de la Beat Generation, un siècle plus tard, découvrirent vraiment Poe en lisant Baudelaire. Le poète de Baltimore put enfin rejoindre le rang des fondateurs de la littérature américaine, aux côtés de Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Walt Whitman.
Poe, affirme Baudelaire, était mal perçu par ses contemporains :
“Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-être son génie, peut-être même s’en montrera-t-il fier ; mais, avec un ton sardonique supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie débraillée du poète, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la flamme d’une chandelle, de ses habitudes vagabondes ; il vous dira que c’était un être erratique et hétéroclite, une planète désorbitée” (Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages, OC, II, p. 296 et suiv.).
Baudelaire sait que la même réputation lui serait faite, dans une époque trop lente à comprendre les génies qui, la devançant, peuvent la condamner. Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, il dresse, avec humour, un portrait lucide de lui-même :
“Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin.”
Baudelaire oppose, en réponse aux moralisateurs américains, une diatribe contre le matérialisme de leur Nouveau Monde :
“Le temps et l’argent ont là-bas une valeur si grande ! L’activité matérielle, exagérée jusqu’aux proportions d’une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les choses qui ne sont pas de la terre.”
Il conclut alors en s’identifiant à Poe : “Poe était là-bas un cerveau singulièrement solitaire. Il ne croyait qu’à l’immuable, à l’éternel, au self-same”.
Walter Benjamin retrouve chez Baudelaire et Poe la même protestation contre la civilisation occidentale. Plusieurs fois, il souligne le rôle contestataire du narrateur de The Man of the Crowd, nouvelle de Poe, figure marginale, étrangère à la foule, incarnant, comme le poète, une vivante protestation contre l’industrialisation de la société mercantile moderne : “Le flâneur aux yeux de Poe est d’abord un homme qui n’est pas à l’aise dans sa propre société” (Le Paris du second Empire chez Charles Baudelaire, 1938).
La méthode
Baudelaire publia Révélation magnétique dans La Liberté de penser, le 15 juillet 1848. Pourquoi s’intéressa-t-il à ce conte plutôt qu’à un autre, comme The Fall of the House of Usher par exemple, encore non traduit à l’époque, et paru dans le même volume ? L’intérêt de Baudelaire pour le magnétisme est très ancien puisqu’il en parle dans une lettre qu’il écrivit à sa mère alors qu’il avait dix-sept ans, en juin 1838 : “notre conversation tomba sur le magnétisme animal (…) je me suis dit que c’était encore une science dont il faudrait prendre quelques notions au sortir du collège” (Corr. I, p. 54).
Le conte d’Edgar Poe décrit l’expérience d’un homme qui tente d’appréhender le monde supérieur par la transe mesmérienne, ou magnétique. À son réveil, le patient est interrogé sur ce qu’il a “vu” pendant l’opération mais il meurt. La préface que Baudelaire rédige en tête de sa traduction révèle que la question d’une méthode pour aboutir à une “vision” (terme rimbaldien) apparaît, à Baudelaire, plus importante que celle du sujet lui-même, le magnétisme. On admet aujourd’hui l’intérêt supérieur de la préface de Baudelaire sur le conte de Poe :
“the most interesting feature for the present-day reader is perhaps the long prefatory note added by the translator. That note… constitutes Baudelaire’s first public utterance on Poe” (W. T. Bandy, p. XXI). Ou, selon Pichois : “Le conte de Poe - si c’est là un conte - est d’intérêt bien moindre que la présentation de Baudelaire”.
Baudelaire voit dans cette question de la méthode le signe d’une vraie modernité de Poe et de sa force philosophique. Il aborde d’ailleurs sa traduction de manière particulière, n’insistant pas, comme il le fera ensuite, sur la qualité du français mais tentant de rendre les subtilités de la langue de Poe : “J’ai préféré faire du français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa vérité la technique philosophique d’Edgar Poe”. Baudelaire vante ces “romanciers forts… qui ne marchent qu’appuyés sur une méthode créée par eux-mêmes, et qui est la conséquence de leur tempérament”.
Toute la préface du conte de Poe explique l’importance de cette “méthode privée”, “le ressort” capable de “classer” et d’“expliquer le sens mystérieux des événements” pour trouver une “mystérieuse et panthéistique unité”. Baudelaire a hérité du romantisme la nostalgie d’une unité primitive. Cette préoccupation dans l’œuvre de Poe s’inscrit elle-même dans la lignée de Coleridge (traducteur de Goethe et Schiller) et donc dans celle des romantiques allemands. L’artiste organise la diversité de la nature autour de l’intuition sensible du poème, en dompte le chaos, la synthétise par sa médiation sensorielle. Ce passage de l’expérience subjective à un ordre objectif, de l’individuel au spirituel, vers une connaissance profonde du monde, s’établit par des symboles et des correspondances. La “méthode” qu’élaborera Baudelaire sera celle des synesthésies et des correspondances comme l’évoque son poème du même titre, Correspondances : retrouver la “ténébreuse et profonde unité” du monde (v. 6). Baudelaire appelle “harmonie” cette unité mystique. Il reviendra sans cesse à ces considérations sur la méthode dès qu’il évoquera Poe. Celle-ci sera désignée “Méthode de composition” dans un autre texte intitulé La Genèse d’un poème (1859), devant présenter Le Corbeau. Baudelaire citera Poe lui-même : “Tout dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première” (publié dans Revue française, le 20 avril 1859). Baudelaire commente : “grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plait, à n’importe quelle partie”.
Dans tous les cas, la clé de cette méthode repose sur l’imagination, ou plus exactement, sur l’alliance de l’imagination et d’une pensée structurée, philosophique, rigoureuse : “Il est certain que les esprits spécialement littéraires font, quand ils s’y mettent, de singulières chevauchées à travers la philosophie. Ils font des trouées soudaines, et ont de brusques échappées par des chemins qui sont bien à eux”. L’imagination de l’artiste lui permet d’accéder à des vérités inaccessibles autrement. Elle élève l'âme au-dessus du réel au lieu de la laisser aux prises avec la fragmentation du monde dont souffrent les consciences individuelles. L’enfance, ou l’esprit de l’enfance, sera ce génie (“le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté”, écrira Baudelaire dans L’Art romantique), ce qu’il nomme “esprit de chercherie” dans ce premier texte sur Poe - et “esprit d’invention”, dix ans plus tard, à la veille de son procès (lettre à sa mère du 9 juillet 1857) : les “romanciers forts” ou “romanciers curieux”, écrit-il dans sa préface à Révélation magnétique, étonnent par “l’esprit primitif de chercherie, qu’on me pardonne le barbarisme… qui a peut-être ses racines dans les plus lointaines expressions de l’enfance”. L’enfance est le lieu de l’imagination ; or c’est par l’imagination que l’on peut recomposer une unité du monde.
On reste surpris par la rigueur de pensée d’un jeune poète de vingt-sept ans, tôt engagé dans une œuvre dont il cherche encore la méthode. Les auteurs qu’il cite sont ceux qui ont su créer leur propre système, même Diderot, “le plus hasardeux et le plus aventureux de tous, qui s’appliqua pour ainsi dire à noter et à régler l’improvisation”. La création ne se fait qu’avec un contrôle, un regard en retour sur elle-même, contre la seule inspiration romantique, ce que relève Claude Pichois : “Baudelaire s’éprit d’un écrivain qui avait une méthode et qui ne voulait pas être l’objet d’une inspiration”. À partir de Baudelaire, l’œuvre critique existe en marge de l’œuvre poétique : c’est un aspect de la modernité artistique initiée par Baudelaire, et dont cette préface forme le premier jalon.
Révélation magnétique et sa préface paraîtront dans le premier volume de traductions de contes de Poe par Baudelaire, Histoires extraordinaires, au côté de contes plus connus comme Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée et Le Scarabée d’or.
Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, 1976, p. 247 et suiv., p. 1200 et suiv. -- Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, 1951, p. 1076 et suiv. -- W.T. Bandy (éd.), Charles Baudelaire. Edgar Allan Poe : sa vie et ses ouvrages, Toronto, 1973 -- Michel Brix, “Baudelaire, “disciple d’Edgar Poe ?”” in Romantisme, Revue du 19e siècle, n° 122, Maîtres et disciples, Paris, 2003 -- Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, éd. Jean Lacoste, Paris, 2021
WEBOGRAPHIE : liste des premières traductions d’Edgar Poe, établie par William T. Bandy : https://www.eapoe.org/papers/misc1921/wtb19591.htm#pg0001 -- Chronologie des traductions de Poe par Baudelaire, pp. 417 et suiv. : https://theses.hal.science/tel-00997440/document -- catalogue Champfleury : https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k56752137/f146.item -- Anne Garrait-Bourrier, ”Poe/Baudelaire : de la traduction au portrait littéraire ?”, in Loxias, mis en ligne en 2010