Vous êtes vraiment singulier.

LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE DE STÉPHANE MALLARMÉ À CATULLE MENDÈS

[8 pp. in-12, encre noire :]

“Mon cher Catulle,
Vous êtes vraiment singulier. Une importante décision change votre vie, et vous me la laissez apprendre de plusieurs côtés, par les étrangers : devant qui je suis ainsi privé du droit, qui appartient à un vieil ami, de parler un peu en votre nom. Heureusement que je considère cela comme une fonction naturelle ; et même, je romps le silence avec vous.
Toute la somme de tristesse qui peut d’abord envahir, dans le cas présent, quelqu’un qui vous aime mais ne voit pas bien, vous l’avez, vous, depuis longtemps épuisée : il serait absurde de vous l’exprimer. Je crois que la condoléance que je mets dans mon serrement de mains doit être tout-à-fait ancienne, avoir trait à un temps bien passé. Je dirai, au contraire, que vous agissez sagement, courageusement, la tête haute ; à côté des mille torts que vous donnera à leurs yeux, probablement, la discrétion gardée par vous vis-à-vis d’étrangers, je crois n’avoir point à ajouter que vous avez mon absolue sympathie. Vous y comptiez n’est-ce pas ? et cela ne vous est pas indifférent. Je vous vois comme un des hommes les plus loyaux et les plus justes qu’on puisse rencontrer, et comme doué d’une grande bonté.

Votre seul défaut, c’est d’être parfois un peu mûré ; et, chose bizarre ! cela produit chez moi, malgré des révoltes intérieures contre vous, un état réciproque : c’est le secret des heures où nous passons l’un à côté de l’autre sans nous voir. Il n’y a pas lieu, cette fois, de parler ainsi, car à mes rares instants, depuis Mardi dernier, je vous ai cherché, désireux que nous fussions seuls une minute, pour vous écouter : je voulais enfin parler le premier hier soir, et revoir Mademoiselle Holmès. Mais il sera dit que nous nous écrirons toujours et que le meilleur de notre amitié, de moi à vous, du moins, sera ce que j’éprouverai de loin. Je songe que j’ai été d’avantage avec vous quand j’habitais un autre pays, moi qui vins à Paris pour vivre ensemble : pourquoi cela ? Vous savez que vous êtes, avec Villiers, le seul homme que j’aime très-sérieusement, et par une veille habitude qu’il ne faut pas laisser s’endormir. À demain soir, si vous recevez encore chez vous : après dîner probablement.
Votre
Stéphane Mallarmé”