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COLONNA, Francesco

Hypnerotomachia Poliphili

Venise, Alde Manuce, 1499

“L’UN DES LIVRES LES PLUS BEAUX DU MONDE” (WIKIPEDIA)

EXEMPLAIRE RELIÉ PAR DEROME VERS 1780 ET POSSÉDANT UNE CHAÎNE DE PROVENANCE REMARQUABLE : LUIGI DE CASSANO SERRA (1747-1825), 4E DUC DE CASSANO, GEORGE JOHN, 2E COMTE SPENCER (1758-1834), HENRI GALLICE (1854-1931) PUIS MARCEL JEANSON (1885-1942)

ÉDITION ORIGINALE

In-folio (306 x 201mm). Avec la figure de Priape intacte de son phallus, non amputé ni caviardé comme souvent
39 lignes à la page. 2 grandes et 37 petites initiales gravées sur bois dont la succession forme l’acrostiche célèbre : Poliam Frater Franciscus Columna peramavit. Caractères romains R4b :115 pour le texte et R2a :82 (titre, errata), grecs Gk2 :114 (quelques mots), et hébreux (b8r-v). Ce type de caractère romain est adapté de l’Antiqua mis au point quelques années auparavant par Nicolas Jenson. Alde reprend ainsi le caractère mis au point par Francesco Griffo pour le De Ætna du cardinal Pietro Bembo
COLLATION : π4 a-y8 z10 A-E8 F4 : 234 feuillets
CONTENU : π1r titre, π1v dédicace de Léonardo Crasso à Guido Ubaldo da Montefeltro duc d’Urbino, π2r poème latin de Crasso à Giovanni Baptista Scytha, π3r lettre au lecteur, π4v épigrammes d’Andrea Marone – dont les quatre dernières lignes sont considérées comme étant probablement de Colonna -, a1r second titre, a1v Poliphilus Poliae, F4r errata et colophon : Venetiis Mense decembri 1499 in aedibus Aldi Manutii, accuratissime
ILLUSTRATION : 172 gravures sur bois dont 11 à pleines pages attribuées au peintre de miniatures padouan Benedetto Bordon, 2 bois avec un petit « b » en a6v et c1r s’apparentant à une signature

ANNOTATION MANUSCRITE ANCIENNE : grande signature ex-libris (XVIe siècle), effacée mais encore partiellement visible, sur le premier et le dernier feuillet ; jolie manicule à l’encre dans la marge intérieure de a3v et note de la même main avec soulignements en a2v -- annotation marginale du début du XVIe siècle en z6v en face de la gravure représentant Adonis : Nota Adonis Venatore et plus bas Nota
ÉTAT : les neufs feuillets étudiés par Neil Harris sont tous ici dans leur état d’origine (“original setting”)
RELIURE FRANÇAISE DU XVIIIe SIÈCLE SIGNÉE PAR DEROME (avec son étiquette datée de 1785). Maroquin rouge, décor doré, triple encadrement de filets avec rosette aux angles, dos à nerfs très orné et doré de motifs néoclassiques, tranches dorées
PROVENANCE : Luigi de Cassano Serra (1747-1825), 4e duc de Cassano, marquis de Rivadebro. L’exemplaire est cité dans le très rare catalogue privé imprimé par le duc de Cassano Serra : “exemplare nitidissimo, colla figura di Priapo intera, ligato eleg. in marocchino rosso” (Catalogo dell’edizioni del sec. XV. esistenti nella biblioteca del duca du Cassano Serra, Naples, 1807, p. 32) -- George John, deuxième comte Spencer (1758-1834), “one of the greatest bookcollector” (Seymour de Ricci, op. cit., p. 73). Lord Spencer acquit les livres du duc de Cassano Serra et revendit cet exemplaire pour garder l’un des exemplaires de Grolier : A Catalogue of rare and valuable duplicates… including a considerable portion of the duke di Cassano : “Poliphili Hypnerotomachia. 1499. Folio. A sound and unmutilated copy ; bound in red morocco by De Rome” pour le prix de 5 l. 15 s. 6 p. (Londres, Evans, 1821, n° 435) -- Henri Gallice (1854-1931) -- Marcel Jeanson (1885-1942 ; ex-libris avec cote “D 12” portée à l’encre dans l’ex-libris). Jeanson acquiert ce Poliphile le 5 mars 1936 avec d’autres livres anciens de la collection Gallice, à la Librairie Thiébaud, successeur d’Émile Nourry, grands libraires de livres de chasse (acquisition confirmée et documentée par une facture que nous a montrée M. Olivier Jeanson). La collation au crayon sur le feuillet de garde de cet exemplaire est signée RV, soit Robert Vivien, bibliographe de Jules Thiébaud. Le livre a quitté la collection Jeanson à la fin des années 1960 -- collection particulière (France), jamais passé en vente aux enchères au XXe siècle

Les quelques légères et infimes restaurations de cet exemplaire datent toutes des années 1780, moment de la reliure par Derome. Elles ont été faites dans son atelier. Comme la quasi totalité des exemplaires du Poliphile le premier cahier, le feuillet a8, le dernier feuillet d’errata ont été renforcés dans leur marge intérieure, les tranches sont parfaitement dorées à l’époque de la reliure par Derome. Sur le premier feuillet, deux petits manques à six lettres ont été comblés et repris au verso à la plume. Deux feuillets à l’origine légèrement brunis ont été nettoyés par Derôme avec reprise à la plume de quelques lettres dans les manques : l4v/l5r.v. Très pâles brunissures atténuées en a1r et z10. Le double filet d’encadrement de la gravure en e1r a été comblé suite à un manque et repris à l’encre sur une hauteur de 7cm

Ce chef-d’oeuvre typographique, l’un des rares ouvrages illustrés sorti des presses d’Alde, fut publié sans nom d’auteur. Le Songe de Poliphile est un roman d’amour allégorique déployant des théories architectoniques et des descriptions d’œuvres d’art. Il a suscité d’innombrables commentaires, de Béroalde de Verville en 1500 jusqu’au psychanalyste Carl Jung qui voyait dans les illustrations de Benedetto Bordon l’expression de ses fameux archétypes. Jung avait d’ailleurs compris le caractère unique de cette œuvre dans la production d’Alde puisqu’il l’appelait “the black tulip in the midst of his classical texts” (1987).

On peut aussi observer les rapports de cette œuvre avec l’architecture et les jardins, l’astronomie, le langage, les coutumes antiques, réelles ou imaginaires et admirer son abondant et intense message symbolique. Elle tente de traduire, en une savante recherche artistique, une attitude propre aux humanistes : la conscience aiguë et spirituelle de la splendeur de la vie. En rêve, Poliphilo, amant de Polia, s’égare dans une forêt et parcourt, sous la conduite des cinq sens symbolisés par des nymphes, un chemin qui le mène à un beau monument. Le récit serpente entre les descriptions architecturales, la narration du songe et l’histoire de Polia : être pur, nymphe consacrée à Diane pour trouver la paix et la sérénité, mais qui ne connaît la joie que par l’amour de Poliphilo. Se référant à des thèmes et à des attitudes littéraires empruntés tant aux traditions humanistes et médiévales qu’à la Divine Comédie, l’œuvre, d’un style raffiné et plein d’artifices, est écrite dans une langue mêlant italien et latin dans des constructions syntaxiques recherchées.

En 1499, le statut de la prose italienne n’était pas fixé, à la différence de la poésie qui avait connu Pétrarque et Dante. Elle oscillait encore entre dialectes et latin, laissant percevoir, dans la langue étrange du Songe de Poliphile, le sentiment d’un monde infini, ouvert par la redécouverte des cultures antiques et déjà à l’œuvre dans le puissant symbolisme de ce livre.

Le nom de l’auteur présumé, Francesco Colonna (v. 1433-1527), dominicain aux mœurs sulfureuses du couvent de San Zanipolo, professeur de grammaire et de théologie à Trévise et Padoue, est révélé par le fameux acrostiche des premières lettres capitales, déjà mentionné par De Bure en 1765 dans sa Bibliographie instructive (Paris, 1765, t. II, n° 3766, pp. 120-123). On peut traduire le titre par : le frère Francesco Colonna brûla d’amour pour Polia, hypnerotomachia signifiant combat du sommeil et de l’amour. Le personnage de Polia est longuement évoqué au verso de l’avant-dernier feuillet du livre où figure son épitaphe : cette beauté trévisane mourut en 1467. Le nom de Poliphilo signifie à la fois “amant de Polia” et, lorsqu’on dérive “Poli-” du grec polus, “amant de nombreuses choses”, d’où l’indécision orthographique du français entre Poliphile et Polyphile.

Les raisons de la publication par Alde de ce livre d’amour restent des plus mystérieuses. La peste régnait à l’époque sur Venise depuis 1498. Alde avait promis, s’il en réchappait, de se faire moine. Il se fit relever de son vœu par Alexandre VI invoquant une supposée impécuniosité. Aux mêmes moments, Venise était aux prises avec une offensive turque sans précédent. La forteresse de Lépante tomba en août 1499. L’heure était à la crise. Alde s’empressa donc d’accepter l’offre de publication faite par Leonardo Crasso, gentilhomme véronais bien introduit dans la haute société vénitienne, qui avoua plus tard que l’impression lui coûta la somme considérable de plusieurs centaines de ducats (Lowry, op. cit., p. 129).

Au-delà de ces circonstances, Alde a su réaliser avec le Songe de Poliphile un chef-d’œuvre d’élégance et d’harmonie où sa sobre typographie a su épouser le raffinement des compositions attribuées à Benedetto Bordon. Cela supposait l’art profondément maîtrisé - et immensément novateur pour l’époque - d’un designer chargé de la mise en page d’un tel livre, en l’occurrence Bordon, comme l’a montré Lilian Armstrong : “Aldus Manutius would have required the assistance of a skilled designer in order to produce the Poliphilus. The designer would have overseen the transfert of drawings to woodblock and would have worked previously with images – painted or woodcut – in printed books” (op. cit., p. 166).

Cet exemplaire a été luxueusement relié par Derome en 1785. Nous n’avons rencontré aucun exemplaire désigné comme tel dans les catalogues de vente aux enchères françaises de 1785 à 1807, année de référencement de l’exemplaire dans le catalogue du duc de Cassano Serra. L’un des exemplaires du duc de La Vallière est ainsi relié en maroquin rouge non signé mais il lui manque les quatre premiers feuillets. De même, entre la vente Spencer de 1821 et Henri Gallice, nous n’avons pu repérer aucun passage en vente aux enchères de cet exemplaire, quoique deux exemplaires reliés par Derome soient passés chez Sotheby’s en 1871 et 1901.

Les ducs de Cassano

La famille Serra di Cassano a été l’une des plus importantes et des plus connues de Naples. Leur palais, construit par le grand architecte de la ville, Ferdinando Sanfelice (1675-1748), existe encore au 14 de la via Monte di Dio. Son décor et son architecture sont célèbres. Vers 1820, il abritait encore la très fameuse bibliothèque des ducs de Cassano. Luigi Serra di Cassano (1747-1825), duc de Cassano, avait épousé Giulia Carafa Cantelmo Stuart (1755-1841), fille de Gennaro Carafa (1715-1767), Prince de Roccella, soit l’une des familles de la plus haute noblesse de Naples. Giulia Carafa, duchesse de Cassano, quoique Dame d’honneur de la reine Marie-Caroline (1752-1814), fut l’une des égéries de République parthénopéenne importée à Naples par les troupes françaises du général Championnet en janvier 1799. Le couple eut deux fils, Gennaro et Giuseppe, qui étudiaient à Paris lors du déclenchement de la Révolution française. La famille ne soutenait pas les Bourbon. Au début de 1799, Gennaro entra dans le gouvernement républicain et Giuseppe prit la tête de la garde républicaine. Au retour des Bourbon dès l’été 1799, Gennaro s’exila à Paris et Giuseppe fut exécuté, comme leur cousin Ettore Carafa, duc d’Andria, leur compagnon du voyage à Paris (et héros de La San Felice d’Alexandre Dumas). À la suite de l’exécution de son fils, son père, Luigi Serra di Cassano ferma définitivement la porte de son palais qui regardait le palais royal. Collectionner les livres et les monuments typographiques italiens, comme le Poliphile, ne participait pas simplement d’un loisir de classe supérieure ou d’une vague curiosité. Il s’agissait bien plutôt de valoriser le patrimoine d’une Italie idéale et républicaine.

Lord Spencer

George John, deuxième comte Spencer (1758-1834, fut l’un des plus grands collectionneurs de l’histoire de la bibliophilie. Doté d’une fortune immense, passionné par les arts, les livres et les manuscrits, Spencer sut s’entourer des meilleurs pour faire sa collection. Ainsi se lia-t-il avec le meilleur professionnel de la librairie anglaise des trente premières années du XIXe siècle (“but thouroughly unreliable”, Seymour de Ricci, p. 75) : Thomas Frognall Dibdin (1776-1847), dont il fit son conservateur. Dibdin publia une série d’ouvrages consacrés aux collections d’Althorp dans un ton d’une délicieuse grandiloquence. En 1823, après la vente Spencer de 1821 offrant au marché les doubles Cassano Serra, Dibdin publie A Descriptive catalogue of the Books printed in the fifteenth century lately forming part of the library of the Duke di Cassano Serra and now the property of George John Spencer. Il y raconte, dans sa préface, l’histoire de l’acquisition : “In the years 1819-20, during his Lordship’s tour on the Continent, the Duke di Cassano Serra, a nobleman highly distinguished at Naples for his ardour and perseverance in book-collecting, proposed to him the purchase of his own (the Duke’s) Collection”…

Henri Gallice et Marcel Jeanson

Les deux ex-libris de Henri Gallice et Marcel Jeanson sont alignés sur le premier contreplat de l’exemplaire. Ces deux collectionneurs de livres de chasse furent avant tout des collectionneurs de grands livres. Une collection ne saurait s’en tenir à un domaine strict si elle veut rayonner. Rappelons par exemple qu’un exemplaire du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres faisait aussi partie de la collection Jeanson. La chasse n’est pas absente du Poliphile en ce qu’elle est constitutive d’une vision de l’amour trouvant sa source dans une tradition antique. Quelques pages sont ainsi consacrées à la figure mythologique d’Adonis. Un tel exemplaire du Poliphile apporte évidemment une profondeur, une fondation et une ampleur incomparable à toute grande collection de livres.

BIBLIOGRAPHIE : 

ISTC ic00767000 -- HC *5501 -- Goff C-767 -- BMC V, 561 -- Essling 1198 -- GW 7223 -- Lowry, Le Monde d’Alde Manuce, pp. 129-135 -- A.-A. Renouard, Annales de l’imprimerie des Alde, 1834, pp. 21-22, n° 5 -- Ahmanson-Murphy n° 35 -- sur les liens existant, autour d’Alde et Fra Urbanus Bellunensis, entre peinture de manuscrits et gravure d’illustration, cf. Lilian Armstrong, “Benedetto Bordon, Aldus Manutius and Lucantonio Giunta”, Aldus Manus and Renaissance culture, Florence, 1998, pp. 161-183 - Seymour de Ricci, English Collectors of books and manuscripts 1530-1930 and their marks of ownership, Londres, 1960, pp. 75-76 -- Neil Harris, “Nine reset sheets in the aldine Hypnerotomachia Poliphili (1499)”, Gütenberg-Jahrbuch, 2006, pp. 245-275

WEBOGRAPHIE : sur les Cassano Serra, cf. : https://library.leeds.ac.uk/special-collections/collection/1312-- sur les deux exemplaires reliés par Derome passés chez Sotheby’s en 1870 et 1901, cf : https://www.google.fr/books/edition/American_Literary_Gazette_and_Publishers/ZrMs5mztHBsC ?hl=fr&gbpv=1&dq=hypnerotomachia+1499+cassano+%22spencer%22&pg=PA70&printsec=frontcover “ a magnificent copy in red morocco by De Rome” et https://archive.org/details/nslibrarythe03libruoft/page/172/mode/2up ?q=1499