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DESCARTES, René

Lettre autographe signée à Huyghens

Utrecht, 1er novembre 1635

LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE À CONSTANTIJN HUYGENS : “JE NE SACHE PERSONNE AU RESTE DU MONDE À QUI JE ME FIE TANT QU’À VOUS”.

REMARQUABLE LETTRE À PROPOS DE LA DIOPTRIQUE.QUI SERA PUBLIÉE À LA SUITE DU DISCOURS DE LA MÉTHODE

Manuscrit autographe signé

3 pages in-folio (313 x 206mm), encre brune. Filigrane : tête portant un bonnet à grelots

“Monsieur,
vous m’obligez au-delà de tout ce que je saurais exprimer, et j’admire que parmi tant d’occupations importantes, vous daigniez étendre vos soins jusqu’aux plus particulières circonstances qui concernent l’impression de la Dioptrique. C’est un excès de courtoisie et une franchise qui vous causera peut-être plus d’importunité que vous ne craignez. Car pour paiement de ce que je tâcherai de suivre de point en point les instructions que vous m’avez fait la faveur de me donner touchant ces choses extérieures, j’aurai l’effronterie de vous demander aussi vos corrections touchant le dedans de mes écrits avant que je les abandonne à un imprimeur, au moins si je vous puis trouver cet hiver en quelque séjour plus accessible que celui où vous êtes, et où j’ai moyen d’avoir audience. Trois matinées que j’ai eu l’honneur de converser avec vous1 m’ont laissé telle impression de l’excellence de votre esprit et de la solidité de vos jugements, que sans rien déguiser de la vérité, je ne sache personne au reste du monde à qui je me fie tant qu’à vous, pour bien découvrir toutes mes fautes : et votre bienveillance et la docilité que vous éprouverez en moi me font espérer que vous aimerez mieux que je les sache et que je les ôte, que non pas qu’elles soient vues par le public.

J’ai dessein d’ajouter les Météores à la Dioptrique et j’y ai travaillé assez diligemment les deux ou trois premiers mois de cet été ; à cause que j’y trouvais plusieurs difficultés que je n’avais encore jamais examinées, et que je démêlais avec plaisir. Mais il faut que je vous fasse des plaintes de mon humeur : sitôt que je n’ai plus espéré d’y rien apprendre, ne restant plus qu’à les mettre au net, il m’a été impossible d’en prendre la peine, non plus que de faire une préface que j’y veux joindre2 ; ce qui sera cause que j’attendrai encore deux ou trois mois avant que de parler au libraire.

Il n’appartient qu’à vous d’avoir ensemble de la promptitude et de la patience, et de savoir encore joindre l’adresse de la main à celle de l’esprit. La distance de quatorze pouces pour l’hyperbole que vous avez pris la peine de tracer est extrêmement bien choisie ; car c’est l’une des plus grandes qui se puisse commodément décrire sans machine, et l’une des moindres qui puisse servir pour une lunette un peu meilleure que les communes. Mais je me défie de l’industrie du tourneur ; et pour les cercles des fautes que j’appréhende, j’en ai vu autrefois l’expérience en un verre taillé de cette sorte, qui ne laissait pas de brûler avec beaucoup de force. Que si le vôtre réussit, je crois qu’on en pourra faire une lunette, en y ajoutant environ à la distance d’un pied un verre concave taillé à la façon ordinaire ; car vous savez que plus les verres s’appliquent proche de l’œil, moins il est nécessaire que leur figure soit exacte. Mais l’effet de cette lunette ne sera pas de faire lire une lettre d’une lieue ; tout son mieux sera de faire paraître les objets 15 ou 20 fois plus proches qu’ils ne seront, c’est-à-dire autant que sa longueur surpasse le diamètre de notre œil.

Au reste, votre travail d’avoir tracé vous-même une hyperbole est bien inutile, puisque la figure circulaire est la meilleure, et il y a bien plus de raison de croire en ceci l’autorité d’un professeur3 appuyée de toutes les expériences des artisans, que les imaginations d’un ermite4, qui confesse ingénument qu’il n’a jamais fait aucune épreuve de ce qu’il dit, outre que la théorie de Gallilée5 et de Scheiner6, qui après Kepler7 sont les plus célèbres en cette matière, ne va point au-delà des sections de cercles. Et certes je m’en étonnerais si je n’avais vu tout de même de bons musiciens qui ne veulent pas encore croire que les consonnances se doivent expliquer par des nombres rationnels, ce qui a été, si je m’en souviens, l’erreur de Stevin, qui ne laissait pas d’être habile en autre chose. Ainsi on voit bien plus de gens capables d’introduire dans les mathématiques les conjectures des philosophes, que de ceux qui peuvent introduire la certitude et l’évidence des démonstrations mathématiques dans des matières de Philosophies, telle que sont les sons et la lumière.

Je suis
Monsieur Votre très obéissant et
et très obligé serviteur
Utrecht, ce 1 Nov. 1635 Descartes”

1. Descartes avait rencontré Huygens entre le 29 mars et le 6 avril 1635
2. Ce livre devait donc réunir Dioptrique et Météore précédée d’une préface qui va devenir le Discours de la méthode. Descartes annoncera l’ajout de la Géométrie dans une lettre à Mersenne de mars 1636.
3. Martin Hortensius (1605-1639), professeur de mathématiques à Amsterdam “pour qui Descartes avait peu d’estime” (note de J.-R. Armogathe, Correspondance, 2, Paris, 2013, p. 926)
4. “Descartes lui-même” (ibid.)
5. Dans le Siderus Nuncius, Florence, 1610.
6. Dans Oculus, hoc est fundamentum opticus, Innsbrück, 1629
7. “Kepler regrettait de ne pas trouver d’artisan capable de tourner des lentilles non sphériques” (ibid.)

PROVENANCE : Catalogue de la bibliothèque de Théologie, de M. D.-C. van Voorst, et M. J.-J. van Voorst, Amsterdam, Frederik Muller, 1859, n° 1167, p. 151, acquise par Foucher de Careil -- Paris, 11-12 décembre 1954 -- vente Dupont (Paris, 11 décembre 1956, n° 84, 2.100.000 [francs] : facture d’achat sur commission de la Librairie Pierre Berès. Prix total avec commission de 2,5/100 : 2.551.000 [francs]).

Trace d'estampille à la page 3

L’amitié de Descartes et de Constantijn Huygens est indissociable du Discours de la méthode, tant dans sa genèse que dans son élaboration :

“L’amitié qui se noue entre Descartes et Constantijn Huygens n'est pas à établir. Descartes a compté trois véritables amis : Isaac Beeckman, la Princesse Élisabeth et Constantijn Huygens, tous trois associés à des publications cartésiennes. À Huygens il doit de publier La Dioptrique à laquelle sont joints deux autres Essais et leur préface : le Discours de la méthode. Le projet entier de l'exposition d'une méthode scientifique cartésienne aurait donc eu pour moteur principal le lien d'amitié que Descartes entretenait avec Constantijn… En ce qui concerne l'optique, il est indéniable que c'est à Constantin que Descartes a confié, jusqu'à lui remettre les manuscrits préparatoires de La Dioptrique, au printemps 1636, le soin de mener à bien l'entreprise éditoriale” (Fabien Chareix).

La redécouverte de la correspondance entre Descartes et Constantin Huygens joua un rôle essentiel dans la compréhension du processus d’élaboration d’un des plus grands textes de philosophie jamais écrit :

“Il est frappant de constater qu'avant… la publication de la centaine de lettres qui ont été échangées entre les deux hommes, on n'avait aucune idée du rôle exact joué par Constantijn Huygens dans la publication du Discours” (ibid.).

Constantijn Huygens (1596-1687) et René Descartes (1596-1687) se sont connus en 1632, à Leyde, chez leur ami commun Golius, mathématicien, orientaliste et secrétaire du Prince d'Orange. Ils tombent tout de suite sous le charme l'un de l'autre. Huygens confesse à Golius le 7 avril 1632 que “l'image du merveilleux français, votre ami (l)e poursuit” tandis que Descartes déclare à Wilhem : “Je chéris l’honneur de sa connaissance comme l’une de mes meilleures fortunes” (lettre du 23 mai 1632).

Au printemps 1632, Descartes n’a encore rien publié. Il met la dernière main au Traité du Monde. Constantijn Huygens est très favorablement impressionné par la clarté des explications que Descartes donne de la réfraction dans une partie qui s’intitule déjà La Dioptrique. La condamnation du Dialogo de Galilée, le 22 juin 1633, pousse cependant Descartes à renoncer à la publication de son livre :

“tous les exemplaires en avaient été brûlés à Rome au même temps, et lui condamné à quelque amende : ce qui m'a si fort étonné, que je me suis quasi résolu de brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser voir à personne” (Lettre de Descartes à Mersenne de fin novembre 1633)

La correspondance aujourd’hui connue de Descartes et Constantijn Huygens commence en 1635, soit, trois ans après leur première entrevue. Elle compte une centaine de lettres. Descartes décide de publier des parties du Traité du Monde, trois ans après sa rédaction. Il fait part de son projet à Constantijn Huygens. Les deux hommes se retrouveront rarement en présence réelle l’un de l’autre. Mais, pour cette entreprise, Huygens invite Descartes à passer quelques jours chez lui, à Amsterdam. Descartes lit des fragments de sa Dioptrique lors de cette “audience” (selon son propre terme) avec son ami diplomate, comme il le rappelle dans la lettre du 1er novembre 1635 : “trois matinées que j’ai eu l’honneur de converser avec vous m’ont laissé telle impression de l’excellence de votre esprit et de la solidité de vos jugements”.

Constantijn Huygens n'entend pas grand-chose à la géométrie et manque de formation scientifique générale. Il est un diplomate souvent en voyage, poète et musicien, auteur prolifique de poésies en latin, français, italien et hollandais. Huygens ne semblait donc pas a priori la personne la plus à même de pouvoir comprendre ces questions scientifiques exposées par Descartes, ce qu’il confesse lui-même à son interlocuteur :

“pour incapable que je sois de votre belle théorie, je ne vous demeurerai pas toujours en faute de l'industrie mécanique” (28 octobre 1635).

Ce à quoi Descartes répond, dans sa lettre du 1er novembre 1635 :

"je ne sache personne au reste du monde à qui je ne me fie tant qu'à vous, pour bien découvrir toutes mes fautes."

Et il rappelle à Huygens la confiance qu’il lui porte, tant sur les “choses extérieures” que sur “le dedans de [s]es écrits”, soit les questions d’impression du texte et le contenu de celui-ci.

Constantijn Huygens impressionne Descartes par la rapidité de sa compréhension et son habileté à mener plusieurs choses de front. Sa grande intelligence lui permet de dominer des domaines qui ne sont pas le siens. Dans sa lettre du 28 octobre 1635 - faisant pendant à la notre, du 1er novembre -, Constantijn Huygens informe Descartes qu’il accompagne les manœuvres de l'armée du Prince d’Orange, en garnison à Panderen. Il encourage Descartes à publier le texte que son ami lui a lu, chez lui, au printemps précédent, et l’interroge sur “la résolution où vous seriez, de vous produire à l'ignorance du monde, par l'édition de votre Dioptrique”. Les aspects pratiques investissent pleinement la teneur des échanges entre les deux hommes. Huygens évoque dans cette même lettre l'épidémie de peste à Leiden qui ne permet pas de faire appel aux Elzevier pour l'achèvement de cette tâche. Il suggère à Descartes le nom de Willem Ianz Blaeu, "homme industrieux et exact, versé en mathématique selon sa portée, et qui sera capable de gouverner les tailleurs de vos figures" (ibid.). Il recommande en outre de tailler ces figures dans le bois, car les plaques de cuivre "impriment les marques de leurs bords" et sont peu commodes pour les livres car ils exigent d'eux une dimension plus grande. "je ne cesse de songer à ce que je pourrais contribuer à l'avancement de cette œuvre, et aux moyens d'en faciliter l'usage au monde » (ibid.). Huygens joue donc bien ce rôle d’intermédiaire avec les “choses extérieures” qu’évoque Descartes dans la réponse à cette lettre.

Descartes s'étonne, au début de sa lettre du 1er novembre, qu'au milieu de tant d'occupations importantes, Constantijn Huygens “daigne étendre [ses] soins jusqu’aux plus particulières circonstances qui concernent l'impression de La Dioptrique”. Puis, Descartes informe Huygens de son projet de prolonger La Dioptrique d’une deuxième partie : “J’ai dessein d’ajouter Les Météores à La Dioptrique”. Huygens se verra chargé de corriger les premières épreuves de La Dioptrique et des Météores l’année suivante. Ce qui deviendra le Discours de la méthode, constitué d’un discours liminaire et de trois essais commence à prendre forme dès cette lettre du 1er novembre 1635.

La suite de la lettre concerne l’aspect pratique de la taille des verres : “il n’appartient qu’à vous… de savoir joindre l’adresse de la main à celle de l’esprit”. Descartes a effectivement proposé une machine à dessiner des hyperboles et à polir des lentilles hyperboliques afin d'obtenir une focalisation exacte, impossible à obtenir à partir des lentilles de profil circulaire fabriquées auparavant. Il place également sa confiance en Huygens pour cette question car, dit-il : “je me défie de l’industrie du tourneur”.

Constantijn Huygens s’essaiera à plusieurs reprises de fabriquer ces verres lui-même ( !), avec l'aide d'un tourneur d'Amsterdam. Les lettres suivantes rapportent les résultats très mauvais de ces tentatives. Au-delà de cette mise en pratique des théories de Descartes, dans les domaines de l’optique et de la mécanique, apparaît le dessin d’une pensée entre les deux épistoliers, une épure de l’intelligence par le raisonnement, qui deviendra in fine la quintessence du Discours de la méthode. Huygens s’intéresse certes aux questions techniques exposées par Descartes mais il est surtout séduit par son anti-conformisme, son “nettoyage énergique effectué par rapport à une tradition scolastique complexe et sclérosée” (Christiane Vilain). Ce caractère leur correspond probablement à tous deux. Le diplomate et le savant se rencontrent donc dans une relative distance prise par rapport aux institutions. Dès le début de cette lettre du 1er novembre, Descartes met en garde Huygens : “C'est un excès de courtoisie et une franchise qui vous causera peut-être plus d'importunité que vous ne craignez".

Leur correspondance, commencée sur le thème précis de La Dioptrique, s'élargira rapidement à des considérations relevant plus d'un humanisme éclectique que d'un échange scientifique. À la fin de mars 1637, Constantijn Huygens a donc enfin pu lire, le premier, le Discours de la méthode avant de renvoyer les épreuves :

“En passant j'ai dévoré votre Discours de la Méthode, qui véritablement est la pièce la mieux digérée, la plus mûre, et, comme il me semble que les Italiens s'en expliquent vivement, la più saporita, que j'aie jamais vue” (24 mars 1637).

On relèvera le qualité de langue de cette lettre échangée entre deux gentilshommes. La formule finale résume le fondement de La Méthode - appliquant la rigueur mathématique à la philosophie - dans une maxime s’élevant à la poésie :

“Ainsi on voit bien plus de gens capables d’introduire dans les mathématiques les conjectures des philosophes, que de ceux qui peuvent introduire la certitude et l’évidence des démonstrations mathématiques dans des matières de philosophie, telles sont les sons et la lumière”.

Mallarmé relisait régulièrement Descartes. Il admirait chez le mathématicien la rigueur de la méthode et du langage, dans la recherche d’une possible connaissance vraie : “Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration. Le langage lui est apparu [à Descartes] l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage” (Notes sur le langage).

Cette lettre a appartenu à la collection Van Voorst à Amsterdam en 1859 où elle fut acquise par Foucher de Careil qui la publia en 1860.

BIBLIOGRAPHIE : 

René Descartes, Correspondance, 2. Œuvres complètes VIII, Paris, 2013, n° 5, pp. 14-16 -- Vilain Christiane, “Descartes, correspondant scientifique de Constantyn Huygens/Descartes : Constantine Huygens's scientific correspondent”, in Revue d'histoire des sciences, tome 51, n°2-3, 1998 -- Paul Dibon, “Constantijn Huygens et le Discours de la méthode”, in Regards sur la Hollande du siècle d’or, Naples, 1990 -- Fabien Chareix,” L'homme de plume et l'homme d'Etat : Descartes et Huygens à travers leurs lettres”, in L'amitié et les sciences. De Descartes à Levi-Strauss, 2010 -- Stéphane Mallarmé, “Notes sur le langage”, in Œuvres complètes, I, Paris, 1998, p. 504

WEBOGRAPHIE : article de Fabien Chareix : https://www.academia.edu/44767460/Lhomme_de_plume_et_lhomme_dEtat_Descartes_et_Huygens_%C3%A0_travers_leurs_lettres